Entre 1896 et 1920, Alice Guy a dirigé, réalisé et produit plus de 1.000 films. En tant que pionnière de la réalisation — mais aussi propriétaire d’un studio de production, producteur, auteure et éditeur — elle a contribué à façonner le futur des longs-métrages, a développé bon nombre de techniques que nous utilisons encore aujourd’hui et a été à la tête d’une industrie cinématographique florissante, depuis la France, son pays natal, dans un premier temps, puis aux États-Unis. Et jusqu’à très récemment, Presque personne n’avait entendu parler d’elle.
Dans ce qui semble être une histoire bien trop familière, Guy a été en grande partie effacée de l’histoire au profit de ses contemporains masculins, y compris son mentor Léon Gaumont et son mari Herbert Blaché. Beaucoup de ses films, — dont la Fée au Choux, possiblement le premier film du genre narratif — ont été attribués à des hommes qu’elle avait embauchés et formés, et malgré ses tentatives pour se réapproprier sa réputation de son vivant, elle mourut dans l’anonymat à Wayne, aux États-Unis en 1968.
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Mais un nouveau documentaire de la réalisatrice Pamela B. Green a pour objectif de corriger cette injustice.
Narré par Jodie Foster, Soyez naturel : l’histoire inédite d’Alice Guy-Blaché brosse le portrait vibrant d’une femme fascinante, qui n’a pas hésiter à briser les règles à une époque où il était presque impossible de le faire. Green a travaillé pendant près de 10 ans pour reconstituer l’histoire complète de Guy’s, en faisant ressurgir de vielles archives, transférant les pellicules sur des supports numériques, et en traquant ses descendants dans un effort de rassembler des informations. Et bien que ce récit à lui seul constituerait une expérience visuelle fascinante, Green fait un excellent travail en intégrant le vécu de Guy dans un contexte plus large où les femmes sont systématiquement effacées de l’histoire. Les interviews avec des célébrités telles qu’Ava DuVernay, John Chu, Evan Rachel Wood, et Peter Farrelly illustrent la pertinence de ce récit cinématographique vieux de presque cent ans dans le contexte actuel.
Nous avons discuté avec Green de sa quête de vérité quant à la vie de Guy, ainsi que des difficultés auxquelles elle doit faire face dans cette industrie et de ce que l’on peut apprendre de la première femme réalisatrice.
Refinery29: Ce film montre à quel point il est facile d’effacer les femmes de l’histoire lorsqu’elles sont exclues de la narration. Il y a tellement d’autres femmes dont les réalisations ont été totalement passes sous silence.
Pamela B. Green : « Ce qui est drôle, c’est que lorsque je travaillais sur ce projet, ma grand-mère était encore en vie et nous étions très proches — elle me fait penser à Alice d’une certaine façon. Elle n’arrivait pas à croire que personne n’ait couvert ce sujet, elle s’est tournée vers moi et m’a dit : “Combien d’autres femmes sont dans le même cas, tu imagines ? ” Lors de mes recherches, j’ai non seulement découvert des femmes qui avaient inventé des choses dans le monde du cinéma, mais tant d’autres domaines où elles n’avaient jamais été documentées. »
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Cela n’est pas sans rappeler l’histoire de l’actrice hollywoodienne Hedy Lamarr, et les efforts récents visant à réintroduire ses inventions dans les livres d’histoire. Elle était considérée comme une actrice lambda, alors qu’elle a essentiellement inventé le Wi-Fi.
« Parce qu’elle n’avait pas fait sa promotion, et c’est un élément inhérent aux femmes. On ne nous a pas appris à faire notre promotion. À l'époque, ce n'était vraiment pas acceptable.
« Cela réveille une part de vous que vous ne pensiez même pas exister. On se dit, “ Pourquoi est-ce que cela me touche autant ? ” On réalise alors que ce ne sont pas des choses que l’on aborde normalement car c’est simplement la norme. Mais ce n’est pas la norme et ce n’est pas acceptable. C’est l’une des choses qui m’a poussé à réaliser ce projet. Cela a réveillé toutes ces émotions en moi, car j’avais dû faire face à mes propres difficultés dans l’industrie, mais je n’en avais pas réellement conscience sur le moment. J’ai donc été amenée à revoir ma façon de penser. Parce qu’honnêtement, je n’avais jamais cherché à savoir qui était la première femme réalisatrice. Cela a été comme une onde de choc dans mon cerveau. Cela va bien au-delà de son expérience personnelle. »
Vous parliez de vos propres difficultés dans l’industrie qui faisaient écho au parcours d’Alice. Comment ce sont passés le financement et la présentation de ce film ? Avez-vous rencontré des réticences ?
« Lorsque j’ai décidé de prendre ce projet, tout était à ma charge, mais après un certain temps, je n’étais plus en mesure de tout financer seule, car je n’en avais plus les moyens. Personne à Holywood n’était intéressé. J’ai été confrontée à beaucoup de mecsplicage : “ Qu’est-ce que vous y connaissez au financement ? Au montage ? Que savez-vous de la réalisation d’un documentaire ? ”J’étais constamment rabaissée et découragée. On me disait que je n’y arriverais pas et que personne ne voudrait voir ça. »
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« J’ai continué de cumuler les casquettes sur le film. Je n’avais jamais fait de montage auparavant. Cela faisait donc beaucoup de premières fois pour moi. Je devais me lever chaque jour à 4 heures et mes journées ne finissaient jamais avant 23 heures. Cela a été extrêmement difficile. Et j’ai évidemment pensé à abandonner à plusieurs reprises. Mais heureusement, j’avais aussi des personnes exceptionnelles pour me soutenir : Joan Simon, avec qui j’ai fini par co-écrire le film et Robert Redford a été la première personne à soutenir le film. A partir de là, j’ai contacté Jodie Foster, car elle parle couramment le français. La directrice du Geena Davis Institute a vu notre campagne de financement sur Kickstarter, et de nombreuses femmes philanthropes se sont jointes à nous. Puis nous avons contacté [USC] Hugh Hefner [Archive of The Moving Image] afin de financer ces fouilles. Tenter de faire ressurgir ses films partout dans le monde et consulter son carnet d’adresses à la recherche de descendant était une aventure à la Indiana Jones qui a été très éprouvante. Mais j’étais véritablement obsédée ! C’est comme si on m’avait jeté un sort. Parce que quand on tombe amoureux d’Alice, on ferait n’importe quoi pour elle. »
En effet, ce film traite également de l’importance et des difficultés de l’archivage. Quelle a été l’aspect le plus difficile à ce sujet ?
« Quand j’ai commencé, seulement 130 de ses 1 000 films étaient disponibles. Mais il était impossible de les visionner, car ils étaient dans un format différent. L’une des choses que j’ai faites a été de convaincre les archives sortir des étagères partout dans le monde et de me laisser payer pour les faire transférer. Je me suis entretenu avec une personne du musée d’Amsterdam durant presque un an pour la convaincre de m’envoyer un film-nitrate, afin que l’université UCLA le conserver en attendant que je collecte les fonds nécessaires à son transfert. Tout le processus a duré environ deux ans et demi. Il y avait un film à la bibliothèque du Congrès, mais personne ne l’avait vu ! »
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« Imaginez faire cela pour 62 archives, en plus des interviews. J’ai pris ses mémoires — une véritable merveille. On a du mal à croire que c’est une personne qui a vraiment existé ; on a l’impression qu’il s’agit d’un personnage de fiction. Mais je voulais m’assurer de la véracité des faits, j’ai donc noté le nom de chaque personne mentionnée, chaque rue, j’ai créé un fichier Excel et j’ai vérifié chaque mention de ses mémoires. Ensuite, je suis passée au carnet d’adresses qu’elle tenait dans les années 50, dans l’espoir de retrouver des descendants qui seraient encore en vie et se souviendraient d’elle et pourraient m’en apprendre davantage à son sujet. C’est ainsi que j’ai découvert le nouveau matériel. J’étais déterminée à prouver que ce qu’elle disait était correct, mais ce qui a permis de lever les fonds était découverte de nouveau matériel. »
Combien de temps a duré tout le processus, du début du film à la fin ?
« Près d’une décennie au total. C’est énorme, je sais ! Maintenant, je m’ennuie. »
Dans ce documentaire, vous montrez certains films d’Alice consacrés à l’inégalité entre les sexes, et vous citez également cet éditorial de Louella Parsons, chroniqueuse de potins célèbres, datant de 1927, et qui demande plus de femmes réalisatrices. Avez-vous été surprise par la pertinence de ces propos dans le contexte actuel ?
« On se rend compte que l’histoire se répète. Pour ce qui est des femmes réalisatrices, lorsque j’ai lu cette citation, je me suis dit que ça ne pouvait pas être vrai. Après, le travail d’Alice est absolument époustouflant. Tout n’est pas forcément un chef-d’œuvre, mais elle n’a pas peur de prendre des risques, ce qui non seulement me permet de me faire une image de qui elle était, mais me donne en plus une idée de l’époque — ce que l’on pensait savoir n’est pas forcement vrai. On voyageait beaucoup, on parlait de ces questions, certaines choses qui se passaient à l’époque sont tout à fait dans l’air du temps. Il manquait simplement des outils leur permettant d’y remédier, mais ces questions étaient abordées. Cela prouve que l’histoire a beaucoup de trous, et il manqué beaucoup de femmes qu’il faut documenter. Beaucoup de ces périodes doivent être revisitées avec un œil nouveau. »
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Réévaluer la situation semble être une partie très importante de ce processus — pour ce qui est du cinéma du moins.
«Exactement, les femmes ont été mises dehors et c’est devenu, avec Wall Street, une industrie à prédominance masculine, mais aussi avec des réalisateurs masculins. Par conséquent, il n’y avait aucune place pour une perspective féminine. La totalité du catalogue du AFI est composée d’hommes, et une personne sur Twitter a commenté “ Oh, mais c’est parce que les films que réalisaient les femmes n’étaient pas assez bons. ” Non ! C’est parce que les femmes ne disposaient pas de moyen de distribution pour leurs films et on ne les a donc jamais vus. Il en va de même pour Alice — Comment juger le travail de cette femme si vous ne l’avez jamais vu ? Et tout ce que j’ai voulu faire, c’était de m’assurer que son travail soit vu. »
Vous établissez un parallèle intéressant entre les premiers films et les vidéos YouTube — pouvez-vous m’en dire davantage ?
« En regardant ses films, j’avais l’impression de regarder des sketchs, ils me faisaient penser à des court-métrages, un peu comme des vidéos YouTube que l’on partagerait avec ses collègues de bureau. Quand j’ai commencé à en parler, les universitaires m’ont répondu : “ Vous ne pouvez pas dire des choses pareilles, ce n’est pas vrai bla bla bla. ” Il m’aura fallu deux ans pour mettre la main sur le professeur qui en parle dans le film. Il était important pour moi de trouver une légitimité à toutes les choses que j’abordais dans le film. Mais cela faisait un bout de temps que l’idée me trottait dans la tête et je voulais interviewer Andy Samberg. Il aura fallu trois ans avant que cela ne se produise. Pour moi, c’était une manière de nous sentir connectés à une chose qui s’était produit il y a une centaine d’années mais à laquelle on pouvait tout à fait s’identifier, plutôt que de jouer des photos et un film ad vitam aeternam et qu’on ait qu’une seule envie : appuyer sur pause et quitter la pièce. »
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Nous avons vraiment apprécié en apprendre davantage sur Alice ainsi que sur toutes ces autres protagonistes et nous sommes vraiment emballés à son sujet.
« Peter Farrelly, par exemple, est arrivé avec un bout de papier, où il y avait tous les films d’écrit et il n’arrivait pas à contenir son excitation ! Certaines des interviews avaient été réalisées il y a plus de cinq ans. Il était donc intéressant de voir la passion qui occupait ces personnes et de se dire, “Bon ben ça a marché”. J’ai eu beaucoup de chance.
Elle était réalisatrice de comédies, réalisatrice, scénariste, productrice, à la tête de son propre studio. Comment présenter une telle personne dans les détails à un public moderne, sans rassembler la crème de la crème de ses contemporains qui seraient à même de la représenter aujourd’hui ?»
Nous avons beaucoup parlé de comment rendre les vieux films attrayants pour un public plus jeune. Qu’espérez-vous que les jeunes femmes retiennent de ce film ?
« Je veux qu’elles sachent qu’il y avait un grand nombre de femmes dans le cinéma à ses débuts. Je veux qu’elles sachent qu’il est fort probable que de nombreuses femmes ont participé à l’invention de bon nombre d’inventions dans un type de secteur très varié. Je veux qu’elles soient fortes, déterminées et qu’elles visualisent ce qu’elles souhaitent et qu’elles se battent pour l’atteindre. Parce que quand on décide qu’on veut vraiment quelque chose et qu’on travaille très dur pour l’obtenir, tout est possible. Alice en est très certainement l’exemple. »
Pour en apprendre davantage sur « Soyez naturel : l’histoire inédite d’Alice Guy-Blaché », rendez-vous sur le site du film.
L'interview a été éditée et condensée dans un soucis de clarté.
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