Chaque fois qu'on m'interroge sur mon travail, j'esquive la question. Au début de l'année, j'ai publié mon premier livre et chaque fois que quelqu'un me dit à quel point je dois être fière, une bulle de honte se forme à l'intérieur de moi parce que, eh bien, je ne le suis pas. Pour tenter de me débarrasser de ce sentiment, j'en fais plus. Je travaille plus dur. Je m'efforce d'être plus productive.
Lorsque je fais le bilan de tout ce que j'ai fait depuis le début de la pandémie - lancement et publication d'un livre, lancement d'un prix pour les médias, animation de deux podcasts - je me sens dépassée. La seule chose encore plus accablante est que j'ai l'impression de n'avoir rien fait du tout.
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J'ai commencé à considérer cette relation malsaine que j'entretiens avec mes accomplissements professionnels comme une "dysmorphie de la productivité". J'ai réalisé qu'il s'agit d'une incapacité à voir ma propre réussite. C'est comme si je regardais dans le miroir de ma vie professionnelle et que je ne voyais pas l'auteure publiée dans le reflet. Tout ce que je vois, c'est un échec.
Le terme "dysmorphie de la productivité" m'est venu à l'esprit en lisant les récentes mémoires d'Otegha Uwagba, We Need To Talk About Money. Elle qualifie sa relation avec ses finances de "dysmorphie de l'argent", un phénomène décrit pour la première fois par la journaliste spécialiste des données Mona Chalabi. "Il est possible d'avoir l'impression de ne pas avoir assez d'argent - et d'agir en conséquence - alors même que vous en avez", écrit Uwagba. En lisant ça, je me suis dit que j'avais le même problème, mais avec la productivité.
Quand j'ai cherché sur Google "dysmorphie de la productivité", tout ce que j'ai pu trouver, c'est un article de blog faisant référence à un tweet de 2020 qui disait : "Je pense que la dysmorphie de la productivité devrait être reconnue en tant que telle". L'auteur de ce tweet est Ben Uyeda, un designer basé en Californie qui me dit : "Je lutte avec le fait que je suis heureux avec un certain nombre de conflits internes lorsque je suis créatif, mais que je ressens également un sentiment de déception après avoir réalisé quelque chose de grand".
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Lorsque je fais le bilan de tout ce que j'ai fait depuis le début de la pandémie, je me sens dépassée. La seule chose encore plus accablante est que j'ai l'impression de n'avoir rien fait du tout.
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Uyeda me dit que ses amis le qualifient de bourreau de travail, mais que c'est toujours une simplification excessive. "Parfois, j'apprécie l'effort disproportionné que je consacre à un projet particulier", dit-il. "Je sais objectivement que je devrais être plus satisfait de mon niveau de production, mais je sais aussi que je suis au mieux de ma créativité lorsque je me sens un peu à cran".
Uyeda a pris conscience de ce sentiment lorsque sa chaîne YouTube de DIY a atteint le million d'abonnés. "Honnêtement, je ne ressentais aucune satisfaction dans cet accomplissement et je ne pensais qu'à ce qu'il fallait faire ensuite", dit-il. "C'était comme une version professionnelle du Covid ; j'avais perdu le goût de l'accomplissement".
Je voulais savoir à quel point ce phénomène était répandu, j'ai donc demandé si d'autres personnes ressentaient la même chose sur Twitter : "Vous arrive-t-il d'avoir un décalage entre ce que vous avez objectivement réalisé et vos sentiments à ce sujet ?" J'ai été inondée de réponses. Des centaines de personnes, qu'il s'agisse d'auteur·e·s de best-sellers du Sunday Times, de travailleu·r·se·s du sexe ou d'associé·e·s de sociétés de capital-risque, ont fait part de leur expérience du sentiment de détachement vis-à-vis de leurs accomplissements.
Otegha Uwagba a été l'une des nombreuses personnes à répondre à mon tweet, disant qu'elle fait souvent semblant d'être d'accord avec les personnes qui vantent ses réussites - même si elle ne les a pas constatées elle-même - de peur de paraître ingrate. Une jeune diplômée de philosophie a déclaré qu'elle avait l'impression que son diplôme ne valait pas grand-chose parce qu'elle n'a pas vécu une "vraie" expérience universitaire due la formation à distance induite par le Covid. Une mère de famille qui s'entraîne à traverser l'Atlantique à la rame en 40 jours et dort par tranches de 90 minutes dit qu'elle se sent toujours paresseuse.
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Après avoir nommé ma problématique et découvert que d'autres personnes sont confrontées au même problème dans leur propre vie, j'ai décidé de m'adresser à des expertes pour tenter de découvrir ce qui non seulement nous empêche de profiter des fruits de notre travail, mais nous pousse à les diminuer au point de les rendre inexistants.
Ce que j'ai appris en leur parlant, c'est que la dysmorphie de la productivité se situe à l'intersection du burn-out, du syndrome de l'imposteur et de l'anxiété. C'est l'alter ego de l'ambition : la recherche de la productivité nous pousse à en faire plus tout en nous privant de la possibilité de savourer les succès que nous pourrions rencontrer en cours de route. Tout cela m'a amené à me poser une question : que faire pour y remédier ?
Le Dr Jacinta M. Jiménez, psychologue et coach en leadership, me dit que le syndrome de l'imposteur est le premier concept psychologique qui lui est venu à l'esprit lorsque je lui ai parlé de ces sentiments. Mais s'il en présente certaines caractéristiques - le fait de douter constamment de ses compétences ou de son talent -, il est "différent car le syndrome de l'imposteur consiste en une peur d'être démasqué". Le syndrome de l'imposteur ne s'applique pas non plus à Uyeda, qui dit avoir une forte confiance en lui. Il s'agit de la production, et non de la confiance en sa capacité à produire un travail.
Jiménez m'a orienté vers un phénomène connu sous le nom de "tapis roulant hédonique". Inventée par les psychologues Philip Brickman et Donald T. Campbell au début des années 1970, l'adaptation hédonique fait référence à notre tendance générale à revenir à un niveau de bonheur donné malgré les hauts et les bas. "Les réussites ou les grandes expériences peuvent améliorer temporairement notre humeur et nous faire nous sentir vraiment bien, mais les effets peuvent être assez fugaces", explique Jiménez. Nous revenons rapidement à notre niveau de base, puis nous recherchons notre prochain accomplissement, pour retrouver le même sentiment.
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Amelia Nagoski, co-auteure de Burnout : Solve Your Stress Cycle, m'a expliqué que la dysmorphie de la productivité est probablement un signe de burn-out. "'La diminution du sentiment d'accomplissement' est ce qu'ils appellent dans la recherche", dit-elle. Avec la dépersonnalisation et l'épuisement émotionnel, c'est l'un des trois principaux signes du burn-out. "Cela se produit parce que notre corps est bloqué dans la réponse au stress", explique Nagoski. En d'autres termes, nos déclencheurs de combat ou de fuite se déclenchent mal. "Si votre facteur de stress est chronique et permanent, ce genre de vision en tunnel signifie que vous perdez votre sens de la vue d'ensemble", ajoute-t-elle.
D'autres problèmes de santé mentale peuvent également jouer un rôle. Une étudiante en droit, qui a souhaité garder l'anonymat, m'a confiée qu'elle souffrait de dysmorphie de la productivité en raison de son trouble obsessionnel-compulsif (TOC). "Je ne savais même pas que le trouble obsessionnel-compulsif pouvait se manifester de cette manière", a-t-elle déclaré. "Il m'a fallu beaucoup de temps pour obtenir de l'aide parce que les enseignants me félicitaient constamment de travailler si dur". Un certain nombre de personnes atteintes d'un trouble du déficit de l'attention avec hyperactivité (TDAH) ont fait état de difficultés similaires.
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La dysmorphie de la productivité est à la fois un symptôme des afflictions du travail moderne et leur cause. Pour y remédier, il s'agit moins de se débarrasser de ces sentiments que de chercher à savoir ce qu'ils nous disent.
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Nos angoisses professionnelles n'existent pas dans le vide. La professeure Mary Blair-Loy, directrice du Center for Research on Gender in the Professions à l'université de Californie, à San Diego, étudie la dévotion au travail - la croyance selon laquelle, pour faire preuve d'engagement envers notre travail, celui-ci doit être notre centre d'intérêt. Selon elle, les antécédents de chaque personne influencent ses sentiments à l'égard du travail. "Il y a un problème de base que vous avez identifié", me dit-elle. "Mais c'est tellement pire pour certains travailleurs que pour d'autres, en fonction d'éléments comme le genre, la race et la classe".
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Les recherches actuelles de Blair-Loy ont révélé que non seulement les femmes scientifiques de haut niveau ont l'impression d'être à la traîne, mais qu'elles sont également sous-évaluées. En examinant les mesures bibliographiques de la productivité des scientifiques, Blair-Loy et son équipe ont découvert que les mères s'identifient comme moins productives qu'elles ne le sont en réalité et qu'elles sont moins payées que leurs pairs masculins. "En plus du problème général des femmes, et en particulier des femmes racisées, qui se sentent moins productives, elles sont également considérées comme moins excellentes, même lorsque nous contrôlons leur productivité réelle", dit-elle. Ainsi, les attitudes extérieures à l'égard d'un groupe démographique donné - femmes, personnes racisées, personnes issues de milieux à faibles revenus - auront également un impact sur la façon dont elles se perçoivent.
Les observations de Blair-Loy ont résonné en moi. Je me sens peut-être moins productive que je ne le suis parce que, en tant que femme dans le monde du travail, j'ai absorbé les messages - implicites et explicites - selon lesquels je ne travaille pas assez dur. Dans ce cas, la dysmorphie de la productivité est à la fois un symptôme des afflictions du travail moderne et leur cause. Pour y remédier, il s'agit moins de se débarrasser de ces sentiments que de chercher à savoir ce qu'ils nous disent.
Si nous regardons, nous constatons que nos lieux de travail, comme notre société dans son ensemble, sont toujours injustes. Tous les travailleu·r·se·s ne sont pas traité·e·s de la même manière. Les femmes, les personnes issues de milieux à faible revenu et les personnes racisées sont victimes de discrimination. Nous pouvons donner un nom à notre sentiment d'inadéquation. L'étiquetage "dysmorphie de la productivité" nous aidera à identifier le problème et, ce faisant, nous permettra de nous voir tels que nous sommes vraiment. Mais cela ne suffit pas. Nous devons nous attaquer aux causes de ce problème : le racisme, le sexisme, le classisme et une société qui considère l'échec professionnel comme une défaillance individuelle et non comme un symptôme d'inégalités structurelles. La prochaine fois qu'on m'interrogera sur mon travail, je n'esquiverai pas la question. Je répondrai franchement : c'est compliqué, mais j'y travaille. Et je m'efforcerais de regarder attentivement dans le miroir pour voir ce qu'il y a vraiment.
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