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Oublier sa langue d’origine : un regret pour les enfants d’immigré·es

"Comment dire 'manteau' en tibétain", ai-je cherché sur Google avec la luminosité de mon téléphone baissée au maximum. Les résultats étaient peu nombreux, et la frustration s'est rapidement transformée en honte d'avoir oublié en premier lieu, alors je me suis assise tranquillement en compagnie de ma grand-mère, en lui faisant signe que j'aimais son nouveau manteau.
Le tibétain est une langue en voie de disparition. Notre moment de gloire est que les Ewoks dans Star Wars de George Lucas parlaient une version du tibétain, certaines scènes représentant même des phrases parfaitement compréhensibles. Enfin, pour celles et ceux qui comprennent le tibétain en premier lieu.
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Environ six millions de personnes dans le monde parlent cette langue aujourd'hui. Si cela peut paraître peu, il faut comparer ce chiffre aux 85 millions de personnes qui parlent italien ou aux 15 millions de personnes qui maîtrisent le swahili. L'un de ces six millions d'humains est ma grand-mère. Ayant fui le Tibet dans les années 50, elle a fini par atterrir en Australie il y a une trentaine d'années, et nous avons toujours été proches. C'est une personne forte, gentille et parfois têtue que je connais bien. Et pourtant, il y a quelque temps, nous avons perdu la possibilité de garder ce lien.
Je n'arrive pas à savoir exactement quand j'ai cessé de parler tibétain. Mes frères et sœurs et moi-même sommes nés en Australie, et ma famille s'est efforcée de parler anglais dès notre plus jeune âge. Une fois que nous avons commencé à aller à l'école, notre compréhension du tibétain a diminué. Aujourd'hui, à 26 ans, je ne me souviens pas de la dernière phrase que j'ai composée ou d'une conversation que j'ai comprise dans son intégralité, et cela fait bien plus de quinze ans que je n'ai pas suivi de leçons pour apprendre la langue. Mais j'ai toujours pensé que j'avais le temps.
Parfois, j'oublie que ces leçons ont occupé une si grande place dans ma vie. Tous les jeudis soirs et tous les samedis matins, je me livrais au même numéro avec ma mère : faire semblant d'être malade, faire intentionnellement la grasse matinée, provoquer des crises de colère. J'ai probablement fait plus d'efforts pour essayer d'éviter l'apprentissage du tibétain que pour étudier. Je détestais devoir apprendre, et j'en voulais à ma mère de nous "obliger" à le faire. Après tout, apprendre le tibétain n'est pas facile. Et, plus jeune, je me disais que j'y arriverais. Finalement, ma mère a cédé et nous a permis d'arrêter d'y assister. Peut-être croyait-elle que nous y arriverions aussi.
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Mais hélas, comme pour la plupart des choses que vous avez l'intention de faire, la vie s'en mêle. Les priorités changent, les mois se transforment en années et, avant que vous ne le sachiez, vous vous demandez comment s'est passée la journée de votre grand-mère au lieu d'en entendre parler.
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De temps en temps, je me surprends à repenser à un moment que je repousse dans les coins les plus reculés de mon esprit. Il s'agit du souvenir de la première fois où j'ai vu ma grand-mère s'effondrer, après nous avoir supplié, nous les petits-enfants, de prendre nos cours de langue plus au sérieux.
Rien de tel que les pleurs de votre grand-mère pour vous faire sentir comme la pire personne sur Terre.
En peu de mots, elle a expliqué qu'en tant que personne qui a été forcée de fuir ses racines, transmettre les traditions était tout ce qu'elle pouvait espérer faire dans la quête de la préservation. Bien sûr, en tant que pré-ado qui essayait juste de passer l'année de CM1, je n'arrivais pas à saisir ce que cela signifiait vraiment à l'époque. Le destin d'une culture reposait-il entre mes mains d'ado ? Non. Mais ce n'est pas si simple.
Réapprendre le tibétain n'allait jamais être simple - et ce n'est certainement pas comme faire du vélo. De plus, il n'y avait aucun avantage réel à en tirer. Ce n'est pas une langue commune, ni même une langue très accessible. Elle ne m'aidera pas dans mon travail, ni avec mes ami·e·s, ni même pour donner de l'allure à mon CV.
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La triste réalité est qu'il n'y a pas beaucoup d'opportunités pour les Tibétain·e·s qui ne parlent pas d'autres langues. Et donc s'adapter devient une question de survie. Je sais que ma mère n'a pas cessé de m'imposer la langue comme un moyen de me dépouiller de toutes mes racines culturelles. De son point de vue, elle me permettait de vivre une vie aussi peu aliénée que possible du monde dans lequel je grandissais - un monde où je représentais déjà la moitié de la population BIPOC (Black, Indigenous and People of Color autrement dit les personnes de couleurs, noires et autochtones) de toute ma classe. Mais qu'arrive-t-il aux langues natales qui ne sont d'aucune utilité pour le monde occidental ? À part Star Wars, des tatouages malencontreux et des coussins fantaisie, je n'ai jamais vu ma langue être utilisée.
En fait, je me sens étrangement mal à l'aise à l'idée d'en parler comme ma langue.
Pour Tash, 24 ans, une confusion similaire l'habite quant à la maîtrise de sa langue. "Je me souviens qu'une amie a fait une blague sur la façon dont je prononçais un mot", se rappelle-t-elle. "J'ai répondu en rappelant que l'anglais n'était pas ma langue maternelle et elle s'est contentée de rire, comme si c'était une idée ridicule. Mais c'est vrai, j'ai beau parler couramment l'anglais, ce n'est pas la langue initiale que j'ai apprise. Et qui peut dire laquelle de ces langues est ma 'première' ?"
On m'a enseigné le tibétain et l'anglais en tandem, j'ai parlé les deux langues à la maison, et même exclusivement avec mes grands-parents, lorsque j'étais enfant. Aujourd'hui encore, il y a des mots bizarres qui me viennent à l'esprit en tibétain avant l'anglais - des choses comme "couverture", "froid", "sommeil" - et quand je bégaie sur mes mots ou que j'ai du mal à articuler une pensée, j'ai parfois l'impression que mon cerveau est encore tiraillé.
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Je n'ai pas honte de mes origines. Mais je ne peux pas dire que j'ai toujours ressenti cela. Et je sais que la culture tibétaine a une certaine influence dans le monde occidental. Russell Brand est ami avec le Dalaï Lama, Richard Gere se porte garant pour nous et Brad Pitt était le beau gosse aux cheveux d'or dans Sept ans au Tibet, mais je ne me fais pas d'illusion sur le fait que ce n'est rien d'autre qu'une allocation de la place que nous occupons.
Et si le racisme et la discrimination ont toujours été, et continuent d'être, endémiques, il m'a fallu du temps pour me réconcilier avec le reste. L'objectivation dégoûtante de la culture, comme le dit Rayna, 27 ans.
"J'ai essayé pendant si longtemps de cacher le fait que j'étais différente de mes amies", me dit-elle. "Il y a tellement de traumatismes liés au fait d'essayer de se débarrasser de manière maniaque de tout soupçon de culture non occidentale".
"Alors quand ces mêmes amis, des années plus tard, se demandent pourquoi je ne parle pas ma langue maternelle, je ne peux m'empêcher d'avoir envie de péter les plombs… quelque part en cours de route, je suppose que ma différence est devenue intéressante".
Pourtant, renoncer à une langue maternelle n'est pas une décision active, comme l'affirme Tash. "Je n'ai jamais voulu ne pas parler cantonais, je voulais juste vraiment parler anglais, comme mes amis", dit-elle.
En particulier pendant nos années de formation, le fait de se maintenir entre deux mondes semble moins possible que ce que nous pensons être le cas lorsque nous sommes adultes. Et le résultat est un ricochet inconfortable entre les cultures, l'une cédant inévitablement la place à l'autre. En ne nous accrochant pas fermement à notre langue, nous la laissons partir par inadvertance, en nous convainquant que la culture en soi est une ressource infaillible dans laquelle nous pouvons puiser quand bon nous semble. Mais ce n'est pas le cas. Je ne sais pas combien de temps il me reste avec ma grand-mère, je ne sais pas ce qui va arriver au Tibet dans les prochaines années, et je ne saurais même pas par où commencer mon périple pour préserver le peu que je garde encore.
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Comme Rayna l'admet, la perte de la langue en tant qu'immigrés de deuxième génération peut si souvent conduire à des sentiments de rancœur envers nos parents, nos enseignants. "Je sais que je me suis battue", dit-elle. "J'ai grandi dans une banlieue blanche, bien sûr que je ne voulais pas apprendre une langue qu'aucun de mes amis n'avait à apprendre alors que j'essayais déjà d'être comme tout le monde".
"Mes parents ont travaillé sans relâche pour m'offrir une vie, et je leur suis infiniment reconnaissante pour tout ce qu'ils m'ont appris. Mais dans tout ce qu'ils ont fait pour m'assimiler, je ne peux m'empêcher de leur en vouloir de ne pas avoir davantage insisté sur mon héritage. Je sais qu'ils voulaient simplement que je sois heureuse, et à un jeune âge, cela signifiait s'intégrer. Mais ce qui en découle, c'est un décalage dont je ne me débarrasserai jamais vraiment", dit-elle. "Aujourd'hui, je ne suis qu'une adulte désorientée, qui cherche sans but une sorte d'ancrage".
Bien qu'elle admette qu'elle ne parlera jamais aussi bien que lorsqu'elle avait sept ans, Tash réapprend le cantonais, dans l'espoir que cela l'aidera à combler le fossé qui la sépare de ses parents. "Je ne peux pas dire que ça marche, mais le fait d'essayer en soi me semble guérisseur".
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Nous parlons de vivre dans des sociétés multiculturelles, mais en tant que personne, le fait d'être multiculturel n'est pas sans inconvénients. J'ai des regrets, des rancœurs et beaucoup de confusion quant à mon éducation, et même quant à ma façon de vivre aujourd'hui.
Sur une note optimiste, cependant, je trouve beaucoup de réconfort dans le fait de savoir que je ne suis pas la seule dans cette situation. Tant de personnes de la deuxième génération - ou de la troisième ou quatrième, d'ailleurs - vivent une situation similaire. La complexité émotionnelle qui en découle peut être bouleversante. D'une part, nous sommes récompensé·e·s pour notre manque de culture, par des moyens insidieux dont nous ne nous rendons peut-être même pas compte qu'ils renforcent notre acclimatation. D'autre part, peu importe à quel point nous essayons de nous rattacher à notre culture, ces liens ne se rejoignent jamais tout à fait. Mais c'est un processus.
Et au final, il n'y a personne à blâmer. Nous vivons tou·tes·s nos vies selon ce qui a du sens pour nous. Je suppose que la leçon à retenir est qu'il n'est jamais trop tard pour accepter sa culture, ses racines ou pour se réapproprier tout cela. Et il existe d'autres moyens de communiquer qu'avec nos mots.

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