"La nécessité est mère de l'invention" : cette expression a pris tout son sens quand, au lycée, nous avons découvert la myriade de produits et de technologies nés aux suites de guerres et de pandémies de notre histoire - on pense notamment au sachet de thé, aux mouchoirs en papier, aux journaux et à internet. La leçon est simple : la société s'adapte plus rapidement lorsqu'elle est soumise à la pression de la survie.
Ces mots sont plus que jamais d'actualité, car, pour les années à venir, chaque industrie dans le monde se voit forcée de répondre à la crise de Covid-19. Son impact sur des domaines non-essentiels du secteur des soins de santé, comme la chirurgie plastique et la dermatologie esthétique, sera profond. Ces secteurs ont connu un succès fulgurant au cours de la dernière décennie - la popularité des procédures cosmétiques a augmenté de 163 % entre 2000 et 2018. Mais le Covid-19 est en passe de bouleverser non seulement l'innovation, les revenus et la popularité du secteur, mais aussi la manière dont ces procédures sont pratiqués. Car le fondement même de ce que nous considérons comme esthétique devra s’adapter à notre nouvelle réalité. "Le coronavirus a affecté tous les aspects de mon activité et tout ce qui constituait notre communauté", explique Lara Devgan, chirurgienne plasticienne certifiée, basée à New York.
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Sur la côte opposée, Karyn Grossman, dermatologue cosmétique certifiée, basée à Santa Monica, prédit un changement de trajectoire dans l'industrie de l'esthétique qui aura un impact sur tous les aspects du secteur, des visites au cabinet aux investissements. "Il faut se préparer à de grands changements dans nos méthodes pour une période de deux ans au moins, et même durant cette période, il n’est pas exclu que la situation change à nouveau". À une époque où l'équipement médical est très précieux et où une visite à l'hôpital prend un tout nouveau sens, il peut être mal vu d'avoir recours à ces ressources "trop tôt", ce qui pourrait également ajouter une nouvelle strate de tabou autour du sujet.
Les choses évoluent très vite à l'ère du Covid-19, aussi, pour recueillir les premières prévisions quant à l'impact de la pandémie sur le secteur de la médecine esthétique, nous avons demandé l'avis de femmes médecins de renommée internationale.
L’essor de la télémédecine
Tous les médecins à qui nous avons parlé ont dû annuler ou reprogrammer leurs interventions esthétiques pour l'instant. Et la majorité d'entre elles ont limité leur activité aux visites essentielles comme les blessures et les lésions au visage. Pour combler le fossé en matière de soins, la télémédecine est devenue courante pour le traitement de l'acné et de la rosacée, pour le suivi des patients qui ont besoin de renouveler leur ordonnance et pour les consultations générales. "Nous sommes fermés depuis la mi-mars, j'ai donc dû orienter mon cabinet vers des consultations médicales en ligne", explique Nancy Samolitis, dermatologue certifiée et cofondatrice de Facile Dermatology à West Hollywood.
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À mesure que les médecins s'habitueront à la télémédecine et que les patients se sentiront plus à l'aise pour consulter leur médecin au travers d'un écran, un nombre croissant d'options de traitement deviendront disponibles à distance. "C'est un nouveau tournant pour moi et mon travail, car je suis quelqu'un qui compte vraiment sur cette interaction personnelle pour maintenir une expérience personnelle et optimale pour mes patients", indique Chaneve Jeanniton, chirurgienne plastique oculofaciale certifiée par le conseil d'administration de Brooklyn Face & Eye à New York. "Dans ce nouveau monde, j'ai dû me montrer flexible et évoluer avec mon temps. C'est incroyable de pouvoir renouer avec mes patients de toutes ces manières".
L'expérience d'une visite au cabinet ne sera plus la même
Alors que la pandémie ralentit en France et que des services comme les salons de tatouage et de coiffure commencent à rouvrir leurs portes, les masques faciaux et les gants en plastique donnent à l'artiste et au client l'apparence d'un médecin et d'un patient. On ne peut donc qu'imaginer les mesures que les cabinets médicaux devront prendre pour garantir la santé et la sécurité de chacune et chacun.
"Nous avons déjà changé pas mal se choses dans notre cabinet", explique le Dr Grossman, qui précise que les patients recevront un document complet à télécharger avant leur rendez-vous, qui comprend les nouvelles politiques (pas de visiteurs, vérification systématique de la température, et gants et masques requis), les mises à jour du cabinet (service sans contact, stations de désinfection, filtres à air dans chaque pièce, et nouvelles barrières aux caisses), et bien plus encore.
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"Nous avons mis en place tous ces protocoles, et nous sommes donc prêts", dit-elle, mais elle note que les choses vont inévitablement évoluer à mesure que nous en apprendrons davantage sur le virus. "Le délai prévu pour le vaccin est de 18 à 24 mois, nous avons donc tout le temps de réfléchir à tout cela".
La demande pour le Botox et les fillers ne risque pas diminuer
En réalité, elle pourrait même augmenter - mais les patient·es pourraient se montrer plus discret·es à ce sujet. Tous les médecins à qui nous avons parlé ont convenu que si certains patients hésitent à reporter leurs rendez-vous annulés, la majorité d'entre eux sont impatients de pouvoir revenir pour une nouvelle séance de traitement des rides. "J'estime que les deux tiers des patients souhaitent que leur rendez-vous soit reporté sans attendre, et les autres attendent de voir comment les choses évoluent", explique le Dr Grossman.
"Mes patients me contactent beaucoup ces jours-ci", indique le Dr Jeanniton. "Ils veulent clairement revenir au cabinet et ils sont prêts à reprendre leurs traitements au Botox et autres fillers".
Annie Chiu, dermatologue certifiée et propriétaire et fondatrice du Derm Institute à Los Angeles, prédit une première ruée lorsque les restrictions gouvernementales seront levées. "Il est possible qu'on remarque une demande accrue de traitement", explique-t-elle, "mais il ne fait aucun doute que, dans l'ensemble, les procédures électives vont s'en trouver changées dans un avenir proche".
Le retour d'un look plus naturel
L'esthétique "fraîchement botoxé·e" - comme la tendance des lèvres et des joues trop pulpeuses et, plus récemment, des sourcils liftés - va tomber en désuétude, et la transparence autour des procédures cosmétiques pourrait devenir plus taboue à mesure que l'opinion publique se désintéresse des services médicaux non-urgents.
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"Cette pandémie mondiale nous a tous obligés à vivre avec nos cheveux gris et à faire sans le Botox, à retrouver notre vraie apparence et à mettre notre vie en perspective", explique le Dr Devgan. "Cela va se traduire par une esthétique plus discrète et des tailles plus équilibrées pour les lèvres, les seins et même les fesses - un contraste avec les proportions extrêmes, presque caricaturales, qui étaient populaires il y a pas même cinq ans".
Le Dr Samolitis partage ce point de vue : "Cette expérience peut amener de nombreuses personnes à revoir leurs priorités, notamment à se désintéresser de la question de la chirurgie esthétique", dit-elle. Le Dr Grossman fait remarquer que les looks exagérés, portés par les réseaux sociaux, ont lentement perdu en popularité au cours des dernières années, et que cette pandémie risque de mettre fin une fois pour toute à ce phénomène - du moins en ce qui concerne le grand public.
L'innovation va ralentir et il y aura moins de cabinets
Le Dr Grossman prédit que les entreprises pharmaceutiques axées sur les cosmétiques, comme celles qui fabriquent des fillers et des neuromodulateurs, vont réorienter leurs ressources de la création de nouveaux produits vers l'aide aux pratiques défaillantes - mais elle ne pense pas nécessairement qu'une baisse de l'innovation soit une mauvaise chose. "Je fais ce métier depuis longtemps et j'ai vu beaucoup de choses aller et venir", dit-elle. "Je pense qu'il est normal d'assister à une légère récession dans notre domaine. Est-ce qu'on a vraiment besoin de fillers ou de laser ?" Elle pense que les prochaines années pourraient être marquées par une grande période de récession, une période durant laquelle les investissements vont temporairement chuter et de nombreux cabinets devront fermer. Un dermatologue à qui nous avons parlé officieusement nous a dit que cela pourrait frapper le plus durement les medi-spas.
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Mais au-delà du fait de survivre à leur fermeture temporaire, les cabinets devront s'adapter aux nouveaux protocoles, ce qui aura également une incidence sur les revenus. " Davantage de désinfection profonde, le port de masques chirurgicaux même pour les procédures injectables et un calendrier clinique plus espacé seront nécessaire pour continuer à observer l'éloignement social ", explique le Dr Chiu. "Pour les cabinets, cela signifie une augmentation des frais généraux et une diminution des revenus, et il sera difficile pour beaucoup de petites entreprises de faire face à cela". Elle trouve également un parallèle avec 2008 : "Des cabinets réputés, solides et axés sur les patients ont pu résister à la récession économique", dit-elle, "mais les cabinets qui s'appuyaient beaucoup sur le marketing et les promotions ont dû fermer leurs portes".
Les nouvelles mesures de prévention rendront la chirurgie esthétique moins attrayante
Le fait est que, tant que des tests de Covid-19 fiables et généralisés n'auront pas été mis en place, les interventions chirurgicales répondront à de toutes nouvelles règles - et même dans ce cas, la chirurgie pourrait devenir moins tentante pour ceux qui y avaient pourtant songé avant la pandémie. "Il y aura une évolution vers des procédures non-invasives comme les injections, les fillers et les implants, tandis que les patients seront moins enclins à recourir à la chirurgie", explique le Dr Chiu.
Savoir quand opérer est une décision difficile pour les médecins également. "Une fois que je serai certaine de ne pas mettre en danger les patients, mon personnel ou moi-même pour un service non-essentiel, je retournerai volontiers en salle d'opération", déclare le Dr Jeanniton.
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Le Dr Devgan exprime des pensées similaires. "Les opérations chirurgicales non-urgentes reprendront lorsque la maladie sera maîtrisée dans un secteur donné, que la chaîne d'approvisionnement des ressources hospitalières aura retrouvé sa capacité normale et que la courbe de la maladie sera sous contrôle", dit-elle, en précisant que cela pourrait se produire dans plusieurs semaines voire plusieurs mois et que cela peut varier d'une ville à l'autre. "Nous commencerons par les procédures les moins risquées chez les patients les moins à risque et les plus sains".
Sur la côte ouest, le Dr Grossman prédit que les nouveaux protocoles pourraient entraîner une baisse des taux de chirurgie au cours des deux prochaines années. "Pour l'instant - et il est important de noter que les choses changent rapidement - si vous voulez avoir recours à la chirurgie esthétique, il vous faudra probablement fournir un test Covid-19 négatif, prévoir deux semaines d'isolement total, puis une intervention chirurgicale, suivie de deux autres semaines d'isolement", dit-elle. " Il ne faut pas faire subir à quelqu'un une grosse opération dans ces conditions, car vous risquez d'aggraver le risque de Covid à cause de l'affaiblissement du système immunitaire consécutif à la procédure".
Le Dr Grossman ajoute que, au moment de notre entretien du 30 avril, les tests sont encore trop peu fiables pour déterminer une chose aussi importante qu'une intervention chirurgicale. "Il y aura beaucoup de discussions sur les meilleurs tests pour déterminer si une personne est saine et opérable - et sur ce qui constitue une preuve suffisante".
Mais le Dr Devgan note que si ces complications pourraient modifier les tendances, la demande ne disparaîtra jamais complètement. "Dans une certaine mesure, la population veut aujourd'hui éviter la chirurgie lorsque c'est possible", dit-elle. "Maintenant que le Covid-19 soulève des questions sur les ressources hospitalières et la stérilisation, cela peut avoir un impact sur les choix de chacun en général. Cela dit, mon planning de bloc opératoire est complet pour un avenir lointain et plus chargé que jamais".
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