En 2005, alors que j'attendais qu'on vienne me chercher après une réunion à l'école, j'ai entendu mon professeur d'anglais demander "Qui est-ce ?" sur un ton choqué. Je connaissais déjà la réponse à sa question, même si je n'avais pas encore tourné la tête dans la direction où il regardait. "C'est ma mère", lui dis-je. "Hola mami", me répondit-il.
Le lendemain, le professeur (un vieil hippie qui s'enorgueillit d'avoir été à Woodstock alors que la plupart des gens de la ville d'un âge comparable auraient probablement passé ce week-end de 1969 à la messe) s'est empressé de me dire qu'il n'avait jamais vu une aussi belle femme. "Je ne suis pas facilement tenté", a-t-il déclaré. "Je suis avec ma femme depuis presque 40 ans. Mais pour ta mère, je laisserais tout ça derrière moi".
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A 14 ans, je ne savais pas vraiment comment réagir à une telle remarque. Je suis presque sûre que j'ai ri, que j'ai rejoins ma place avec un sentiment de malaise et que j'ai commencé à réfléchir au nombre de fois où cela allait se produire. Qui d'autre allait succomber au charme de ma mère ? Combien d'entre eux·elles se moqueraient du fait que moi - grosse, grande, aux épaules larges et aux cheveux frisés - je n'avais pas hérité des "bons gènes" ?
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Une fois que j'ai cessé d'essayer d'être belle comme ma mère, j'ai réalisé que je pouvais être belle comme moi.
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Cette même année scolaire, mon entraîneur d'athlétisme avait déjà fait des remarques similaires - essayant visiblement de flirter avec ma mère devant mes camarades malgré le fait qu'elle était mariée et qu'elle avait une belle-fille dans l'équipe. Quelques mois auparavant, le directeur de la clinique des troubles alimentaires où j'ai suivi un traitement contre l'anorexie avait lui aussi été séduit. "Votre mère est magnifique", a-t-il déclaré au début d'une séance de thérapie. "Je peux comprendre que vous vous sentiez… inadaptée". Même ma meilleure amie (une fille que j'aimais beaucoup sans la considérer comme telle parce que j'avais grandi dans un foyer pieusement catholique) me rappelait souvent que ma mère était son propre "crush en fille".
D'aussi loin que je me souvienne, ma mère a été le genre de beauté qui interpelle les gens. Elle a fait d'innombrables carrières, et l'un de ses premiers emplois a été celui d'esthéticienne en Colombie, où elle est née. Elle a toujours été douée pour le maquillage et les coiffures ; lorsqu'elle se pomponne, elle évoque une sorte de glamour qui n'est pas typique de la petite ville du New Jersey où elle m'a élevé.
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Tant aux États-Unis qu'au Royaume-Uni, où je vis actuellement, elle est aussi très exotique. Mais ses différences ne font qu'attirer davantage de monde, et beaucoup sont impatient·es de lui dire que son accent lui donne un air "romantique", "passionné" ou "mystérieux". À plus d'une occasion, elle a été exemptée d'une contravention pour excès de vitesse (après avoir été arrêtée par un policier) pour avoir eu une si belle voix. Ironiquement, elle s'intéresse très peu aux relations amoureuses à long terme ou aux brefs amourettes de vacances. Si cela venait à changer, je sais que les prétendant·es feraient la queue.
Ce à quoi ma mère ressemble ne dépend pas plus d'elle que ce à quoi je ressemble ne dépend de moi, bien sûr. Pourtant, grandir avec un parent adulé pour sa beauté alors que je n'avais rien en commun, s'est avéré être un défi. Quel que soit le nombre de régimes, de cours de danse ou de fitness et de troubles de l'alimentation dont j'ai souffert, mon corps ne correspond jamais aux standards dits de beauté. Pendant des années, je n'ai même pas réalisé que j'avais les cheveux bouclés. Avant de découvrir les produits capillaires, je pensais simplement que ma crinière était destinée à être victime de l'humidité jusqu'à la fin des temps. Je n'avais pas non plus le charisme de ma mère. Là où elle était le prototype de la latina extravertie, pétillante et chaleureuse, j'étais timide, tranquille et perpétuellement en proie à l'anxiété sociale. Je détestais les fêtes, je ne savais pas comment séduire qui que ce soit et je n'étais pas particulièrement intéressée par les cosmétiques que je ne pouvais pas acheter dans la boutique gothique du centre commercial local.
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En observant les autres mères, il m'est apparu évident que beaucoup d'entre elles semblaient considérer leurs filles comme des sortes de "trophées". Il y avait des mamans qui voulaient que leurs filles soient des répliques identiques d'elles-mêmes. D'autres projettent leurs propres espoirs et rêves sur leurs filles, surtout si elles ont le sentiment qu'elles ont dû sacrifier ces espoirs et ces rêves en tant que mères. D'autres encore semblaient exhiber leurs "princesses" comme quelqu'un d'autre pourrait dévoiler un nouveau sac à main : une chose dont elles invitaient les autres à parler, à complimenter, à décortiquer et même à critiquer "de manière constructive".
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Je veux construire une maison dans laquelle mes filles apprennent qu'il y a en fait autant de types de beauté dans ce monde qu'il y a de personnes.
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À cause de mon apparence, je me sentais comme l'échec de ma mère. Je n'étais pas un sac Michael Kors parfaitement conçu et attrayant pour le grand public, mais un gros sac ésotérique du début des années 90. Bien sûr, certaines personnes pourraient m'apprécier comme étant non conventionnelle ou excentrique, mais la plupart s'empresseraient de proposer une alternative.
15 ans plus tard, je regarde maintenant mes propres filles - qui n'ont que 3 et 2 ans - et cela me fait physiquement mal de penser qu'elles pourraient un jour se sentir laides ou sans valeur ou mal aimées. Pour l'instant, elles sont totalement intrépides. Elles portent ce qu'elles veulent, se déshabillent sans réfléchir, se tapotent le ventre avec amour et dansent sincèrement comme si personne ne les regardait. Les imaginer perdre la facilité avec laquelle elles existent dans leur corps (comme tant d'entre nous le font en grandissant dans ce monde) me brise le cœur.
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Ce chagrin, cependant, me pousse (ainsi que mon partenaire, d'ailleurs) à prendre l'engagement de veiller à ce que nous créions un foyer dans lequel la beauté n'est jamais corrélée à la valeur. Je veux construire une maison dans laquelle elles apprennent qu'il y a en fait autant de types de beauté dans ce monde qu'il y a de personnes ; une maison dans laquelle la principale attente qu'elles ressentent de la part de leurs proches est simplement qu'elles soient gentilles, empathiques et ouvertes d'esprit. Je veux qu'elles sachent qu'elles ne sont pas mes trophées. Elles ne sont pas seulement des parties de mon corps et, par défaut, des extensions de moi, mais leurs propres entités séparées et complètes.
Ces leçons peuvent sembler larges et abstraites, mais il a fallu à certain·es d'entre nous des années de désapprentissage culturel pour les atteindre. Pourtant, je sais qu'une fois que j'ai cessé d'essayer d'être belle comme ma mère, j'ai réalisé que je pouvais être belle comme moi. Adopter cette idée m'a apporté d'autant plus de beauté dans ma vie sous la forme d'amitiés significatives, de partenaires romantiques, de perspectives de carrière et de la joie totale qui vient avec le fait d'exister paisiblement dans son corps. C'est une joie que je vois dans mes propres enfants et que j'imagine que j'ai dû avoir moi aussi, dans mon enfance, lorsque je vivais dans un corps dont personne ne m'avait encore dit qu'il était imparfait.
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