J'ai de multitudes photos de moi. Ou plutôt, la caméra de mon iPhone en a. Si je clique sur l'album simplement intitulé "Selfies" que l'ordinateur de poche que j'emporte partout avec moi a gentiment assemblé, je peux retourner en 2010 - l'année où j'ai eu mon premier iPhone et, par coïncidence, celle du lancement d'Instagram - et regarder des gros plans de mon visage sur une décennie. Un sentiment de culpabilité que je pourrais être narcissique menace de m'engloutir en feuilletant les 1 472 photos. Ah, la lumière était bonne ce jour-là. Oh, c'était bizarre quand nous utilisions tou·s·tes le filtre Snapchat qui nous faisait ressembler à un chien extrêmement attirant. Vous savez quoi, en fait, j'ai l'air bien parfois.
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Ces derniers temps, au lieu du buzz que j'avais l'habitude d'obtenir en faisant cela, je me retrouve à zoomer sur chaque image, à interroger chaque ligne, chaque imperfection et chaque pore. Plus jeune, je comparais mon apparence à celle des photos de mannequins dans les magazines. Maintenant, je me compare à la version plus jeune de moi-même, à la version avec filtre de moi-même, et je trouve que ce que je vois dans le miroir laisse à désirer. Il est peut-être temps de faire un peu de Botox ici ? Un peu de filler là ? Est-ce que je me sens juste bizarre de vieillir ? Je me le demande sans cesse. J'ai 32 ans, donc, bien sûr, c'est obscène de comparer mon visage à la version de 22 ans. Ou est-ce que le fait de faire défiler sans fin les visages "filtrés" d'autres personnes sur Instagram et d'utiliser des filtres moi-même - même si ce n'est qu'en apparence - a commencé à déformer ma perception de l'apparence que je suis censé avoir ?
On a beaucoup écrit sur le phénomène "Instagram face" et, en particulier, sur son impact sur les femmes. L'année dernière, Instagram a déclaré qu'il supprimerait tous les filtres de réalité augmentée qui dépeignaient ou encourageaient la chirurgie esthétique en craignant qu'ils ne nuisent à la santé mentale des gens. Des études menées dans le monde entier (comme celle-ci en Inde ou celle-ci aux États-Unis) ont confirmé qu'il existe une corrélation entre ces filtres, la dysmorphie corporelle et le désir de recourir à la chirurgie plastique ou à des "ajustements" comme le Botox et les fillers. Quoi qu'il en soit, en écrivant cet article, j'ai trouvé plusieurs filtres qui promettent de vous donner l'air "parfait·e", ce qui, en un mot, signifie qu'ils vous aideront à vous conformer au standard de beauté Instagram actuel, à savoir une peau pâle et lisse, des pommettes relevées, un nez minuscule, des lèvres plus larges et des yeux de biche.
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Je n'ai jamais eu l'impression que mon visage était bizarre. En vieillissant, j'aimais les visages des femmes plus âgées. Je pensais que les visages les plus intéressants étaient ceux qui suggéraient que la personne avait vécu une vie bien remplie (même si elle n'était pas toujours heureuse ou facile). Alors pourquoi je me retrouve devant le miroir et je pense à des moyens d'empêcher mon propre visage d'exprimer la vie que je vis ? La projection de normes de beauté inaccessibles sur les réseaux n'est pas nouvelle. Mais ce qui a commencé avec cet attrayant filtre pour chien et qui est maintenant si normal sur Instagram que nous ne remettons guère en cause son caractère particulièrement insidieux. Vous ne pourriez pas prendre une copie de Vogue et superposer le visage de Christy Turlington sur le vôtre, mais vous pouvez utiliser des filtres pour projeter une version modifiée de vous-même au monde en ligne.
Janella Eshiet est professeure d'études de communication à la California State University. Au début de cette année, elle a publié un article intitulé "Real Me versus Social Media Me : Filters, Snapchat Dysmorphia and Beauty Perceptions Among Young Women" (Le moi réel par rapport au moi des réseaux sociaux : filtres, dysmorphie Snapchat et perceptions de la beauté chez les jeunes femmes). Selon elle, "les filtres sur Instagram et Snapchat alimentent la dysmorphie corporelle chez les jeunes femmes, car beaucoup de ces filtres changent maintenant la façon dont les femmes se perçoivent". Nous ne nous contentons plus de nous comparer aux autres, mais à des images modifiées et perfectionnées de nous-mêmes.
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Janella est particulièrement préoccupée par ce qu'elle appelle la "dysmorphie Snapchat". Le terme a été inventé par le Dr Tijion Esho en 2018 et est utilisé pour décrire ce que les principaux chirurgiens plastiques et esthéticiens considèrent comme le phénomène croissant des jeunes femmes (et de certains hommes) qui apportent des selfies retouchées d'elles-mêmes aux consultations et demandent des procédures pour que leur vrai visage ressemble davantage à leur visage avec filtre. De plus en plus, déclare Janella, "les femmes ont cette notion qu'elles doivent être parfaites tout comme les filtres qu'elles utilisent".
Je suis peut-être naïve, mais c'est plus prolifique que je ne l'avais imaginé. Lors de mes dernières vacances, j'ai été surprise d'apprendre que plusieurs amies utilisaient des filtres sur leurs photos Instagram. L'une d'entre elles utilise même Facetune sur toutes ses photos avant de les poster, même si ce n'est que pour les Stories Instagram. Dans le cadre de ses recherches, Janella a interviewé des jeunes femmes de différents lycées aux États-Unis. Elle dit qu'elle a été surprise d'apprendre que les jeunes femmes utilisent de plus en plus des filtres pour s'embellir, conformément aux normes de beauté d'Instagram. "Ils vous donnent l'impression d'avoir une peau sans défaut et sans imperfection", explique-t-elle. "Si vous n'avez pas envie de vous maquiller ou si vous avez un bouton que vous essayez de dissimuler, certains de ces filtres feront l'affaire… mais quelques participantes ont déclaré qu'elles changeraient esthétiquement leur apparence pour ressembler à leur photo avec filtre. Quelques-unes d'entre elles ont dit qu'elles avaient adoré le fait que les filtres leur donnaient des lèvres plus pulpeuses et une participante a avoué qu'elle avait fait une injection aux lèvres grâce à un filtre qui lui donnait des lèvres plus pulpeuses - elle a adoré et a fait remplir ses lèvres au cours du mois suivant environ".
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Nous passons tellement de temps sur Internet que ce qui s'y passe est aussi réel que tout ce que nous faisons hors ligne. Les réseaux sociaux sont incontestablement la vraie vie, même s'ils en sont une version hyperréaliste et améliorée. Il est donc de plus en plus difficile de déterminer si Instagram façonne les standards de beauté ou s'il ne fait que nous les renvoyer. En 2005, avant d'acheter Instagram, Mark Zuckerberg a décrit Facebook comme un miroir de ce qui existe dans la vie réelle. Quinze ans plus tard, à la suite de multiples scandales, dont le plus récent est celui des interrogations sur le rôle de Cambridge Analytica dans l'influence des élections et donc sur la composition des gouvernements du monde entier, l'idée que les réseaux sociaux ne font que refléter la réalité ressemble à une mauvaise blague. Si les réseaux sociaux sont un miroir, alors dans notre politique et notre vie personnelle, ce miroir est non seulement déformé, mais il déforme la façon dont nous nous voyons nous-mêmes.
Où allons-nous maintenant ? Il n'a jamais été aussi facile d'être imparfait et de dissimuler nos imperfections au monde entier en les retouchant. Je ne sais pas. De plus en plus incertaine de tout - y compris de ma relation avec Instagram et, par procuration, avec moi-même - je pose cette question au Dr William Van Gordon, professeur associé de psychologie contemplative à la University of Derby.
Selon Van Gordon, il ne fait aucun doute que les filtres alimentent l'insatisfaction et la dysmorphie. Il cite deux autres rapports, l'un qui analyse la relation entre les filtres et les troubles de l'alimentation et l'autre qui parle à des jeunes femmes en Chine de l'impact de la comparaison constante avec les autres et avec des photos filtres sur l'image qu'elles ont d'elles-mêmes. Ces deux rapports soulignent la cause de préoccupation. Cependant, note Van Gordon, nous devons nous rappeler que le désir de modifier notre apparence n'est pas nouveau. "Il a un lien avec l'évolution", explique-t-il. "Il est normal que nous essayions d'améliorer notre apparence, que ce soit pour nouer des relations, trouver un partenaire - nous le faisons de toute façon dans la vie réelle. Le principe de cette démarche n'est donc pas nécessairement un sujet dont nous devons nous préoccuper". Le problème, dit-il, "est le niveau de déconnexion qu'il peut y avoir entre une photo avec filtre et l'apparence réelle de la personne".
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C'est là qu'intervient ce qu'on appelle la théorie de la comparaison sociale. Selon cette idée, les êtres humains ont toujours eu une tendance naturelle à se comparer aux autres. Aujourd'hui, cependant, Van Gordon affirme que "nous ne nous comparons pas seulement aux gens qui sont jugés plus attirants ou plus prospères que nous, mais aussi à des versions perfectionnées, optimisées et idéalisées de nous-mêmes". "Ceci", explique Van Gordon, "peut avoir un effet beaucoup plus néfaste sur l'image que nous avons de nous-mêmes, car inévitablement cette version - qui n'est pas réelle - s'effondrera".
C'est là que les normes de beauté patriarcale et le capitalisme se chevauchent, formant un dangereux diagramme de Venn au centre duquel tant d'entre nous se trouvent involontairement. Les célébrités - les popstars et les actrices - qui ont longtemps orné les pages des magazines étaient toujours d'une beauté inaccessible. Le fait d'être hors de portée faisait partie de leur succès et, en contrepartie, on attendait d'elles qu'elles conservent leur beauté d'une manière que la plupart d'entre nous ne pourraient jamais atteindre : séances d'entraînement personnel quotidiennes à 5 heures du matin, liposuccion, régimes sauvages. Mais Instagram est une plateforme apparemment démocratique qui nous a vendu l'idée que le moi - notre propre image en ligne - est la clé de notre fortune, de notre succès et de notre popularité. Nous devons donc certainement considérer ce que le sentiment d'avoir plus de likes nous donne dans le contexte de l'optimisation de nous-mêmes, de nos vies et de nos apparences pour un gain financier : si je ressemblais plus à ceci ou à cela, alors peut-être que moi aussi, je pourrais avoir 500 000 followers, une belle maison et une garde-robe pleine de vêtements #gifted.
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Will Storr en parle avec éloquence dans son livre Selfie : How We Become So Self-Obsessed And What It's Doing To Us (Selfie : comment nous sommes devenus si obsédés par nous-mêmes et ce que cela nous fait). L'un des aspects déterminants de notre culture actuelle, note-t-il, est que "nous pouvons être tout ce que nous voulons être - pour gagner le jeu néolibéral, il suffit de rêver, de s'y mettre, de le vouloir assez fort". Ce message nous est constamment transmis sous tous les angles et les jeunes femmes en particulier l'ont intériorisé en bloc. Mais, écrit Storr, "Ce n'est pas vrai. C'est, en fait, le sombre mensonge au cœur de l'ère du perfectionnisme… Voici la vérité qu'aucun livre de self-help vendu à un million d'exemplaires, aucun conférencier de motivation célèbre, aucun gourou du bonheur ni aucun scénariste hollywoodien en vogue ne semble vouloir vous dire. Vous êtes limité. Imparfait".
Une partie du problème des filtres est donc qu'ils donnent l'impression que la perfection est à notre portée. "Je crois que les filtres ont façonné les normes de beauté", dit Janella. "Beaucoup de jeunes femmes utilisent un filtre de beauté et remarquent que leur apparence change (selon elles, en mieux) et elles commencent à réfléchir aux 'et si'… Et si elles changeaient de nez, ou se remplissaient la lèvre supérieure, etc". Ce phénomène est renforcé par le fait que les images trafiquées semblent être de plus en plus appréciées. Un magazine Instagram appelé Shame Magazine l'a récemment démontré sans ménagement. Ils ont affiché deux photos de femmes nues se tenant debout à la mer, les bras autour de l'autre. Dans l'une des versions, leur taille avait été réduite, leurs fesses plus grosses et plus rondes. Dans l'autre, elles n'étaient pas retouchées. La version modifiée a généré plus de likes et, par conséquent, grâce à l'algorithme d'Instagram, a été montrée à plus de personnes.
Les recherches de Janella ont confirmé ce fait. "Certaines de mes participantes m'ont expliqué qu'elles étaient plus 'likées' sur les réseaux sociaux lorsqu'elles publiaient une photo avec filtre plutôt qu'une photo sans filtre", dit-elle, "ce qui les incite à vouloir changer d'apparence". Les likes sont addictifs. Ils déclenchent ce que l'on appelle des "boucles de rétroaction dopaminergiques" dans notre cerveau et nous font nous sentir bien. Une fois que nous avons ressenti cette sensation, nous avons besoin de plus. Nous l'associons maintenant aussi à la réussite et apprenons à manipuler la version de nous-mêmes que nous commercialisons au monde entier afin qu'elle continue à recevoir des retours positifs. Si vous pouvez obtenir ce sentiment en ligne par le biais d'un filtre sur votre apparence, il est logique que vous soyez tenté·e de le recréer dans la vie réelle.
Est-ce la responsabilité des compagnies de réseaux sociaux comme Instagram de faire quelque chose à ce sujet, de décider où les faits se terminent et où la fiction commence, d'imposer des lois qui font la distinction entre un peu d'amusement inoffensif et ce qui est dangereux et dysmorphique ? Les politiciens devraient-ils intervenir et en faire leur affaire ? Cette conversation va sans aucun doute se poursuivre, mais d'une manière ou d'une autre, nous devons trouver un moyen de reconnaître nos limites et nos imperfections, d'être non seulement ok avec elles, mais de les accepter. Le chasseur grec Narcisse a vu son reflet dans l'eau, en est tombé amoureux et s'est laissé mourir. Peut-être que, comme lui, nous nous noyons dans le flot infini de photos de notre propre reflet. L'impact négatif de cette situation commence à être compris, il est donc peut-être temps de tourner la tête et d'envisager autre chose. Si nous pouvons le faire, si nous pouvons libérer notre esprit que nous consacrons à la comparaison, nous pourrions nous surprendre avec ce que nous pouvons réaliser.
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