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La fast-fashion relève-t-elle d’un problème de classe ?

Illustration: Anna Sudit
« Ne vous fiez pas à Zara et Uniqlo pour définir le prix d’un vêtement, car ces marques, ce n’est pas de la mode, c’est du McDonald. » Avec ce commentaire cinglant, Virgil Abloh — l’esprit créatif derrière la marque Off-White — met sans le vouloir le doigt sur un problème qui agite tous les panels de discussion et tous les magazines : la fast-fashion et le niveau des prix. Les vêtements produits de manière éthique sont-ils un privilège réservé aux riches ? Doit-on réellement attendre des personnes disposant d’un revenu limité qu’elles dépensent plus afin d’éviter les vêtements bas de gamme qui détruisent la planète ? Toute cela nous pousse à nous demander : la fast-fashion est-elle une question de classe ?
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L’analogie de l’industrie alimentaire qu'utilise Abloh est intéressante à plusieurs niveaux. On ne cesse de comparer la mode et l’alimentaire sur des questions d’éthique, de durabilité et de pratiques de production. Mais on remarque également le même type d’élitisme et de snoberie. Si vous arrivez à consommer un café d’origine éthique et à vous faire livrer vos courses dans la belle petite boite de Hello Fresh, c’est tout à votre honneur. Mais si une mère de famille avec quatre enfants à charge décide d’opter pour les mêmes articles au tiers du prix chez Lidl, devrions-nous la juger ?
Encore une question facile à poser, mais à laquelle il est difficile de répondre. Afin d’éviter de trop simplifier cet argument, il est important de se souvenir que tout n’est pas à jeter dans la fast-fashion, comme tout n’est pas à prendre dans la mode durable. On ne peut pas dire que pour dépenser mieux il faut dépenser plus, comme l’indique Professeure Dilys Williams, responsable du centre pour la mode durable au London College of Fashion. « Il faut être prudent avec cette rhétorique qui renforce l’idée que la “mode durable” serait forcément chère, » dit-elle.
Si l’on met de côté la question du prix, il y a dans la mode durable quelque chose d’assez élitiste. Oui, chaque geste compte, mais se vanter que tous ses vêtements sont fabriqué à partir d'un coton 100 % bio par des mères célibataires en Afrique, tout en regardant de haut les personnes qui font leurs shopping chez Primark, ce n’est pas vraiment ce qui va sauver la planète, si?
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Mais nos vêtements, et le lieux où nous décidons de les acheter ont toujours été une question de classe. C’est un symbole de richesse et de statut social. Et de plus en plus, la mode se fait le vecteur d’une idéologie. Quand on se vante de ses achats fast-fashion, le message qu’on fait passer, c’est : « J’ai d’autres priorités que de dépenser plus pour investir dans des pièces éthiques. » Les vêtements fabriqués éthiquement crient, « je suis fière de mes principes et je veux que tout le monde le sache
Hypothèses mises à part, les chiffres sur notre façon de consommer nos vêtement sont plutôt sombres. Ils ne montrent pas une nation de consommateurs responsables, loin de là. Ça serait même plutôt le contraire. Un chiffre permet de prendre la mesure du problème : une femme achète en moyenne 30 kg de textile par an et 60 % des Français possèdent des vêtements qu’ils ne portent jamais. A cette vitesse, la mode comptera pour un quart du budget carbone mondial d’ici à 2050.
« Cela ne montre pas une industrie de la mode qui se serait démocratisée — cela prouve en revanche que la mode est perçue comme jetable – une commodité à bas prix qui n’est pas digne que l’on en prenne soin, » partage Dilys. Et c’est exactement ce que veulent les personnes qui nous la vendent. « C'est dans la nature humaine d'être stimulé par la nouveauté et la curiosité. Mais une hyper-stimulation basée sur l’adrénaline n’a rien de sain.
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Historiquement, on n’achetait que ce que l’on pouvait se permettre. Le textile était très cher et il n’y avait aucun moyen de faire autrement pour réduire les coûts. « Ce n’est que durant la période après-guerre que nous avons commencé à voir un certain type de mode accessible à tous, sans distinction de classe sociale » explique l’experte en histoire de la mode, Amber Butchart.
Tout comme l’industrie alimentaire a connu un boom durant la période de l’après guerre, des méthodes de productions plus modernes ont permis de fabriquer les vêtements plus rapidement et les ont ainsi rendus plus accessibles aux masses. Aujourd’hui, avec internet, le processus de création est plus rapide que jamais, grâce à la façon dont nous partageons l’information. Il est toujours plus facile pour les magasins de grande distribution de copier les vêtements des défilés et des créateurs indépendants, et au passage nous donner un accès libre aux vies des personnes que l’on admire et à qui on veut ressembler. Il y a de cela un siècle, il était impossible de s’habiller comme les riches, on pouvait facilement repérer ces personnes dans la presse ou même de l’autre côté de la rue. De nos jours, des milliers de sociétés partout dans le monde gagnent des fortunes en nous permettant de copier le look d’à peu près n’importe qui, et ce pour une fraction du prix. Certaines marques de grande distribution ciblent les consommateurs soucieux de l’éthique avec une collection durable de-ci et une campagne de recyclage de-là (stratagèmes marketing opportuns ou tentatives réelles de redresser les torts de l’industrie de la mode : difficile à dire). D’autres en ont fait leur gagne pain. Nobody’s Child, la marque-de-fast-fashion-pas-aussi-pire-que-les-autres-marques-de-fast-fashion, est disponible chez Topshop et ASOS. Elle cible le consommateur responsable avec des vêtements abordables et un message pointu. Mais chez Nobody's Child, on est pas fan du terme «durabilité». « Je crois que le mot que je préfère c’est « responsable, » explique la directrice de la marque, Becky Leeson. Elle est ferme sur ce point et pragmatique dans sa vision d'une entreprise entièrement durable qui fournit également les dernières tendances lorsque le client le souhaite.
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Nobody’s Child est encore en mesure de fournir de la fast-fashion avec une conscience, car l’entreprise à ses propres usines au Royaume-Uni, en Europe et en Asie. Ça ne sera pas le cas pour bien longtemps. « A mesure que nous allons nous développer, nous ne serons plus en mesure de fabriquer nos propres vêtements, » admet Becky. « Nous devrons faire appel à des sous-traitants. Voilà pourquoi je veux m’assurer que nous pourrons toujours proposer suffisamment de choix. »
La fast-fashion, par sa nature, rend presque impossible de réduire le gaspillage, payer les ouvriers justement et s’assurer de ne pas détruire la planète. Il s'agit d’un modèle économique basé sur la rapidité et non sur les pratiques éthiques. Mais si la fast-fashion ne peut pas être bonne, cela soulève la question : en a-t-on réellement besoin ? Est-il de la responsabilité des marques de fabriquer des produits de manière plus responsable, ou serait-ce plutôt de notre responsabilité de consommer moins ?
« On ne peut pas dire que c’est une bonne affaire si le vêtement fini au placard avec l’étiquette encore accrochée, » nous dit Dilys. « La fast-fashion reflète l’appétit insatiable de la société pour les denrées à bas prix. La mode, quand c’est bien fait, c’est être pertinent avec le temps et le lieu — cela devrait être un équilibre entre l’expression personnelle et la mise à l'honneur des personnes, des compétences, du temps et des éléments naturels impliqués dans le processus. »
Un bon design de la mode et de bons choix : voilà la solution qui résoudrait tous les problèmes. Mais en attendant que les deux s’alignent — que les corporations deviennent plus responsables et qu’on arrive à maîtriser notre envie irrépressible de nouveauté — il va falloir répondre à une question de plus. Les vêtement neufs : droit ou privilège ? Une amie (diplômée d’université, politiquement et culturellement à gauche) fait son shopping exclusivement chez H&M. Son raisonnement : elle aussi à le droit d’avoir du style. Peut-on considérer l’accès à des vêtements neufs un droit humain ? Ou ne serait-ce pas plutôt la pub qui nous fait penser ainsi ? « Etre responsable, cela n'a rien à voir avec le montant de vos fiches de paie, c’est quelque chose d’important pour chacun d’entre nous, » conclut Dilys. Et tant que l’on pensera que notre penderie — et nous-mêmes — ne sommes pas assez tels quels, on verra les vêtements neufs comme un droit et non un privilège. Et ça, ce n’est pas un problème de classe, mais plutôt un problème humain.
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