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“No Bra” : la place du téton dans l’histoire de la mode

Photo : Curtis Means/Ace Pictures/Shutterstock
Ça remonte à quand la dernière fois que vous avez porté un soutien-gorge ? La question peut sembler étrange pour certain·es - vous en portez un en ce moment même, me répondrez-vous. Mais pour d'autres, comme pour les 18 % de jeunes filles de moins de 25 ans en France qui ne portent jamais de soutien-gorge, c'est une question tout à fait légitime. Peut-être que, comme moi, vous ne vous souvenez plus exactement de la dernière fois où vous en avez porté un.
La question du "No Bra" fait couler beaucoup d'encre en ce moment. Les témoignages sur les réseaux sociaux abondent de la part de celles qui ont profité du confinement pour mettre leur soutien-gorge au placard, peinant à imaginer le retour à un monde complètement vêtu et partiellement armaturé. On a d'ailleurs appris grâce à une étude menée par le pôle "Genre, sexualités et santé sexuelle" de l'Ifop que malgré un retour à des conditions de vie plus "normales", les adeptes du "No Bra" reste donc presque aussi nombreuses que durant le confinement (20 % en avril dernier), signe d’un certain ancrage de cette nouvelle pratique chez les jeunes françaises. Les statistiques indiquent en parallèle des comportements de consommation pour le moins surprenants - et contradictoires. Les ventes de lingerie auraient explosé durant le confinement : les ventes de lingerie en dentelle ont fait un bond considérable, tandis que les ventes du modèle à bonnets souples de Calvin Klein ont augmenté de 70 %.
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Pour celles et ceux d'entre nous qui ne profitent pas de cette période pour faire des stocks de lingerie, la question du soutien-gorge (ou de son absence), est aussi, et surtout, une question de téton. Outre le fait de réhausser et maintenir la poitrine - et de façonner la silhouette dans son ensemble - un soutien-gorge a également pour effet de cacher les tétons (à moins qu'il ne soit fabriqué dans un tissu très transparent ou très fin). S'en passer, c'est accepter que ses aréoles puissent être partiellement dévoilées. Cela ne devrait pas être un problème, mais malheureusement, pour un certain nombre de raisons, ça l'est encore. L'étude de l'Ifop révélait également que pour 20 % des Français, des tétons apparents sous un haut devraient être une "circonstance atténuante en cas d’agression sexuelle" pour l'agresseur. Huit ans après que Lina Esco a lancé le mouvement "Free the nipple" (libérer le téton), les injonctions à la pudeur, en particulier en ce qui concerne la poitrine des femmes, ont toujours de beaux jours devant eux. Le sein dénudé d'une femme est toujours censuré sur Instagram - un double standard qui ne fait que mettre en évidence l'approche binaire et dépassée de la plateforme en matière de genre.
Cette controverse est, en grande partie, le résultat des multiples connotations attribuées aux seins tout au long de l'histoire. Qu'ils soient maternels et nourriciers, lourds en potentiel érotique ou soumis à une objectivation très inconfortable, les seins n'ont jamais été une partie du corps particulièrement neutre. Un regard rapide sur les représentations du téton dans la culture populaire au fil des siècles raconte une histoire contradictoire qui oscille entre maternité et sexualité. Les références sont aussi nombreuses qu'éclectiques : les portraits de la Vierge et de l'enfant de la Renaissance ; les peintures de l'aristocratie française du XVIIIe siècle où l'on voit des tétons qui se dressent au-dessus des décolletés ; les images de mannequins sur les défilés dans des tenues transparentes ; les séances de photos hautement sexualisées d'Ellen Von Unwerth.
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Mais revenons un instant sur ces robes du XVIIIe siècle. À de nombreuses occasions au cours de cette histoire mouvementée, le téton a constitué un choix satorial réfléchi - prenant un rôle esthétiques et politiques. Émilie du Châtelet, née en 1706, était une philosophe et une mathématicienne dont on se souvient surtout aujourd'hui - et c'est un peu frustrant - pour avoir été la maîtresse de Voltaire. Elle était également connue à l'époque pour son penchant pour les robes décolletées, et pour maquiller ses tétons pour en souligner l'apparence - la même attention que nous pourrions accorder à nos yeux ou à nos joues aujourd'hui. Ce n’est pas un cas isolé. La mode des corsages serrés, qui rehaussaient les poitrines au point de laisser entrevoir les tétons, a connu une grande popularité. À une époque où la poitrine n'avait pas toujours les connotations érotiques immédiates qu'on lui connaît aujourd'hui, elle constituait une possibilité d'accessoirisation intéressante.
Parfois, l'effet recherché était évident. Pauline Bonaparte, sœur de Napoléon, née en 1780, avait le goût du scandale. Elle aurait non seulement commandé une coupe en or en forme de sein - une forme très artisanale d'exhibitionnisme - mais elle aussi aurait eu recours au maquillage pour mettre ses tétons en valeur, et créer par la même de vives réactions à ses robes. 
Plusieurs siècles plus tard, le mamelon a pris une toute autre signification. Les manifestations de 1968 lors du concours Miss Amérique sont depuis entrées dans l’histoire, marquant le moment où brûler son soutien-gorge est devenu le symbole du mouvement féministe. Cependant, il est important de noter que cette histoire relève plus du cliché que de la réalité. Bien que les manifestantes en marge de l'événement aient jeté dans une "poubelle de la liberté" des objets qu'elles considéraient comme symboliques de l'oppression féminine - notamment des soutiens-gorge, du maquillage et des talons hauts -, ces objets n'ont jamais été brûlés comme on l'entend souvent. Les années 60 ont cependant été marquées par le rejet massif du soutien-gorge au sein du mouvement de libération de la femme, en raison de son inconfort et de son association avec les restrictions patriarcales. Dans ce contexte, un téton se laissant deviner sous un vêtement pourrait être interprété comme un refuer de se plier aux conventions. Pour d'autres, c'est devenu une nouvelle forme de "fashion statement". Les idéaux hippies des années 60 et les silhouettes décontractées des années 70 (sans parler de la fièvre du disco) ont largement adopté la tendance du "No Bra", évoquant un glamour léger et décomplexé qui était incarné par des personnalités comme Jane Birkin, Bianca Jagger et Marisa Berenson.
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Photo : Dave Benett/Contributor/Getty Images
Mais c'est dans les années 90 que le téton s'est vraiment démocratisé. On se souvient bien entendu du look très osé de Madonna dans un harnais Jean-Paul Gaultier lors du défilé de l'amfAR à Los Angeles en 1992. Les robes nuisettes transparentes sont un look signature pour Kate Moss, et de nombreux top-modèles ont défilé pour YSL, John Galliano, Prada et Alexander McQueen (entre autres), la poitrine partiellement ou totalement nue. Après son légendaire t-shirt "Tits" dans les années 70, Vivienne Westwood a continué de faire des clins d'œil aux époques qui inspirent son travail, en créant des corsages décolletés qui écrasaient les seins de la personne qui les portait à la manière de ces fashionistas du 18e siècle à la poitrine fardée.
À la télévision, aussi, les tétons ont occupé une place prépondérante. On pense notamment à Debra Messing dans Will and Grace, à l'ensemble du casting de Sex and the City et, peut-être l'icône ultime du téton qui se laisse deviner : Rachel dans Friends. Au fil des peines de coeur, des achats impulsifs et de ses nombreuses heures passées au Central Perk, les tétons de Jennifer Aniston sont devenus une composante à part entière de la garde-robe de son personnage. Ils accessoirisaient ainsi ses tenues, toujours à la pointe de la mode. La prédominance du téton à laquelle on assiste sur les écrans de télévision de la fin des années 90 pourrait s'expliquer par la mince sélection de soutiens-gorge rembourrés disponibles sur le marché à l'époque, en comparaison au choix abondant que nous avons aujourd'hui. Mais il incarne aussi un tournant culturel - un tournant qui défend la liberté vestimentaire, le confort, la provocation, l'indépendance féminine et... la minceur.
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À quelques exceptions près, nombre des exemples cités ici, issus de tous les horizons historiques, entrent dans une catégorie parfois décrite comme celle des "fashion tits". Les "fashion tits" sont petits, fermes et relativement peu encombrants. Avec eux, le soutien-gorge n'est pas toujours nécessaire pour des raisons pratiques. Ces poitrines correspondent parfaitement aux idéaux généralement étriqués de ce que la société considère comme acceptable. Bien qu'ils soient encore sexualisés, ils échappent sans doute à l'objectivation dont souffrent les personnes à forte poitrine. Les "fashion tits" sont souvent considérés comme plus acceptables lorsqu'ils sont rendus visibles par un jeu de transparence ou lorsqu'ils se laissent deviner sous un t-shirt.
On pourrait dire que de nombreuses figures célèbres actuelles incarnent ce genre de silhouette 90s : Kendall Jenner, Bella Hadid, Dua Lipa, Zoë Kravitz, Miley Cyrus, et bien d'autres. Régulièrement citées dans les articles sur la résurgence du téton ces dernières années (et invariablement décrites par la presse comme "exhibant", "affichant" et "laissant peu à l'imagination" chaque fois qu'elles font l’affront de se montrer en public sans soutien-gorge), elles correspondent néanmoins à un moule de beauté bien défini. Il s'agit d'un moule dans lequel un téton visible est un simple trait physique et non un élément particulièrement provocateur.
Photo : Jamie McCarthy/Staff/Getty Images
Alors que je réfléchis à la question du "No Bra", une autre personne me vient à l’esprit. Je parle bien entendu de la sainte patronne du téton érigé en fashion statement de notre époque : Rihanna. Lorsqu'elle s'est présentée à la cérémonie de remise des prix de la CFDA en 2014, étincelante de la tête aux pieds dans une robe entièrement transparente, elle n'a pas hésité à dire à une journaliste : "Mes seins vous dérangent-ils ? Ils sont couverts de cristaux Swarovski, ma belle !" Assise chez moi, dans un t-shirt gris American Apparel, que j'ai déjà porté deux fois cette semaine, cela me paraît être une version beaucoup plus sophistiquée de la nudité que celle que je vis actuellement.
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