L'autre jour, j'ai acheté un bouquet de tournesols rose vif - je les ai repérés alors que je me rendais à une fête d'anniversaire, et ils étaient bien trop beaux pour ne pas craquer. Le magasin était vide, à l'exception de quelques employé·e·s et moi-même, et lorsque la personne chargée de la caisse m'a rendu ma monnaie, j'ai décidé de prendre quelques secondes pour la ranger correctement dans mon portefeuille. Il n'y avait personne derrière moi, je n'étais pas pressée, il n'y avait donc aucune pression.
Alors pourquoi, à peine cinq secondes plus tard, ai-je eu l'impression de suer sous une ampoule nue dans une salle d'interrogatoire ? Peut-être parce que les gars derrière le comptoir semblaient attendre en me fixant. J'avais l'impression que chaque seconde durait deux semaines. Le fait que j'utilisais un porte-cartes trop plein au lieu d'un portefeuille et que je ne pouvais pas y glisser l'argent facilement n'a pas aidé. Quelques jours (millisecondes) plus tard, j'ai abandonné l'idée. J'ai mis le billet et la petite monnaie dans ma poche, j'ai attrapé le bouquet et je me suis précipitée dans la nuit froide sur un trottoir grouillant de monde. Est-ce que ces personnes me jugeaient aussi ?
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Ce n'est que bien plus tard, lorsque j'étais à la fête, que j'ai eu l'occasion de lisser le billet froissé et de le plier avec mes pièces dans mon porte-cartes pour de bon. C'est alors que j'ai ressenti une nouvelle frustration envers moi-même : je suis adulte. Qu'y a-t-il de si embarrassant à ranger la monnaie devant les gens ?
Pourtant, se sentir mal à l'aise lorsqu'il s'agit de récupérer sa monnaie dans la file d'attente d'une caisse est une expérience quasi universelle. Comme ces autres exemples qui ne devraient pas être gênants, mais qui le sont : sortir d'une épicerie sans rien acheter ; marcher vers quelqu'un que vous connaissez, lorsque vous vous êtes tou·tes·s deux repéré·e·s mais que vous êtes un peu trop loin pour vous dire bonjour ; ouvrir des cadeaux devant quelqu'un ; tousser pour s'éclaircir la gorge, puis se rendre compte que l'on doit vraiment tousser à nouveau. (Évidemment, pendant la pandémie, la toux a été plus stigmatisée socialement qu'avant. Mais avant la pandémie, le fait de laisser échapper une succession de toux en classe, par exemple, me donnait envie de me cacher sous mon bureau).
Ce sont là les exemples les plus courants, mais beaucoup de gens ont aussi leurs propres gênes uniques et souvent insignifiantes. Je vais courir la plupart des matins en ville, et j'éprouve toujours un sentiment de gêne lorsque d'autres personnes sont présentes et que j'ai terminé ma marche d'échauffement pour commencer à courir. C'est comme si, en accélérant mon rythme, je criais : "Et voilà, je fais mon jogging !" Ça me fait grimacer, mais je suis sûre que personne d'autre ne le remarque. Même s'ils le faisaient, il n'y a rien d'inhabituel à commencer à courir. Je suis en tenue de sport - ils comprennent sûrement ce qui se passe.
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Le type d'embarras que vous pouvez ressentir lorsque vous réalisez que quelque chose est resté coincé dans vos dents toute la journée est un peu plus compréhensible pour moi. La plupart d'entre nous savent qu'il peut être distrayant ou même rebutant de parler à quelqu'un qui a un morceau de nourriture coincé à côté de son incisive, et nous détestons penser que nous avons pu dégoûter quelqu'un. Mais je n'ai jamais regardé d'un mauvais œil quelqu'un qui commence à courir pour faire son jogging. Alors pourquoi ai-je l'impression que les projecteurs sont braqués sur moi quand je le fais ?
"Nous éprouvons de la gêne lorsque nous adoptons un comportement qui va à l'encontre des normes sociales ou morales. En fait, cela se produit lorsque nous brisons le 'script social'", explique Matthew Feinberg, professeur associé à la Rotman School of Management de l'Université de Toronto. "Les facteurs les plus importants sont (a) le fait que nous brisions ce script, (b) le fait que nous ayons l'impression que d'autres nous ont vu briser ce script. La plupart des gens ont une tendance naturelle à suivre les règles et les normes de la société dans laquelle ils vivent. Ainsi, toute impression de ne pas respecter cette inclination les met dans l'embarras".
Bien sûr, les gens ont des points de vue légèrement différents sur ce que sont les scripts sociaux et sur les types de comportement qui les détruisent. Ainsi, alors qu'il peut sembler anodin de prendre le temps de ranger correctement sa monnaie, la plupart des personnes considèrent que "ne pas faire attendre la queue" est un script social - ce qui signifie que le comportement "correct" dans la situation sociale de "faire la queue" est de "se déplacer rapidement pour ne pas retarder les autres personnes dans la queue". "De nombreuses personnes peuvent avoir l'impression de retarder la file d'attente en prenant cinq secondes de plus pour ranger leur monnaie", explique le Dr Feinberg. Même lorsque personne n'est derrière vous, comme ce fut le cas lors de mon achat spontané de tournesols, vous pouvez avoir l'impression de retarder la personne qui se trouve à la caisse ; ou encore, le script peut être tellement ancré en vous que vous vous sentez obligé·e de le respecter en toutes circonstances.
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La même explication peut être appliquée à beaucoup d'autres gênes personnelles insignifiantes que nous ressentons, même à ma situation embarrassantes en jogging : se mettre soudainement à courir viole le script social de marcher en public. De même, le script social pour faire les courses est d'acheter des produits, d'où la gêne de repartir les mains vides. Le script social de se trouver dans une pièce calme consiste à ne pas être dérangeant·e, ce qui explique pourquoi il est embarrassant d'être atteint·e par une quinte de toux persistante. Le script de croiser une connaissance est d'échanger un bonjour, ce qui tombe à l'eau lorsque vous devez traverser un long couloir en direction d'une personne que vous connaissez, ce qui vous laisse hésitant·e, ne sachant pas quand ou si vous devez dire bonjour.
Selon le Dr Feinberg, dans des situations telles que l'ouverture de cadeaux devant un public, deux scripts se déroulent en même temps. Le premier vous demande d'ouvrir les cadeaux et de montrer votre gratitude. Mais une autre norme sociétale consiste à éviter d'être le centre d'attention pendant trop longtemps, ce qui peut expliquer la gêne de certaines personnes à l'égard de cette tradition. "Je ne pense pas que tout le monde se sent gêné. Cela dépend probablement de l'importance que l'individu accorde à l'un ou l'autre script", note-t-il.
Bien sûr, en disséquant les raisons pour lesquelles certaines expériences très humaines sont embarrassantes, on peut s'interroger sur l'idée même de scripts sociaux. Qui a décidé de ces choses, et qui force les humains à s'y tenir ? Je suis tout à fait d'accord avec la courtoisie sociale, mais le fait que je sois apparemment si dévouée à la préservation d'une règle le plus souvent tacite que j'en vienne à transpirer juste parce que l'épicerie n'avait pas le type de moutarde que je voulais me donne l'impression que c'est de l'ordre d'un lavage de cerveau et d'une restriction, que d'une politesse.
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Le point de vue du Dr Feinberg est légèrement plus optimiste. "Le point clé de notre recherche est que la gêne - bien que désagréable à vivre - remplit en fait une fonction très importante", dit-il. "Elle signale aux autres que vous vous souciez de l'ordre social et, par conséquent, elle peut amener les autres à vous faire davantage confiance". Et quand j'y pense, je me méfierais peut-être un peu de quelqu'un qui prend tout son temps pour ranger sa monnaie à la caisse, sans même s'écarter pour laisser la file d'attente continuer à avancer.
Si vous n'êtes pas gêné·e par ces situations, cela ne signifie pas que vous êtes une personne mauvaise ou impolie, mais simplement que vous avez une compréhension différente des scripts sociaux, de la situation dans laquelle vous vous trouvez ou des règles et normes de la société dans laquelle vous vous trouvez.
Même si j'aimerais parfois qu'il y ait une solution pour remédier à ce genre d'embarras, le fait de comprendre que la seule chose à faire, vraiment, est de l'accepter comme l'une de ces bizarreries propres à un être humain qui tient à faire partie d'une communauté est un soulagement en soi. Il y a un certain réconfort à savoir, après tout, que nous sommes tou·tes·s légèrement ridicules. Et c'est même beau, d'une certaine façon. Car nous essayons tou·tes·s de traverser ce monde du mieux que nous pouvons, sans marcher sur les pieds de personne.