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Mémoire & violences sexuelles : défaire les récits de la culture du viol

Photo par Eylul Aslan
"Tout ce dont je me souviens vraiment, c'est d'avoir vomi dans la rue après", confie Léa*, 29 ans. "Et j'étais absolument terrifiée à l'idée qu'il me tire dans sa voiture". En quittant sa maison par un samedi après-midi ensoleillé, elle n'a pas réfléchi à deux fois lorsqu'une voiture s'est arrêtée au bord du trottoir et qu'un homme a sorti sa tête pour demander son chemin. Elle ne se souvient pas du nom de la rue que l'homme a dit, mais elle se rappelle que lorsqu'elle s'est avancée, il a essayé de lui attraper le poignet d'une main ; de l'autre, il se masturbait. 
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"Tu as relevé sa plaque d'immatriculation ?" C'est la question que lui posaient le plus souvent ses ami·e·s et sa famille. "Cela m'a fait sentir assez honteuse, de ne pas avoir été assez rapide pour l'écrire ou prendre une photo", réfléchit-elle.
Encouragée par ses parents, Léa a signalé l'incident à la police, qui l'a invitée au poste pour voir si elle le reconnaissait sur l'une de leurs bases de données. "Ils ont placé devant moi ce livre géant de photos d'hommes. Je me souviens les avoir feuilletées, terrifiée à l'idée de ne pas le reconnaître et d'être responsable du fait qu'il continue à faire du mal à d'autres femmes", raconte-t-elle. "Il y avait tellement de visages qu'il était impossible de dire avec certitude qui il était dans cette foule d'hommes. J'avais l'impression de faire perdre du temps à la police et j'avais ce sentiment d'être déçue de moi-même, tout comme je décevais ses futures victimes".
L'expérience de Léa, qui se reproche son manque de mémoire, n'est pas surprenante si on la considère dans un contexte plus large. Avant que les femmes ne parviennent à dénoncer les agressions sexuelles, nous devons faire la gymnastique mentale nécessaire pour surmonter les faibles taux de condamnation, une culture du viol tenace et omniprésente et une prise de conscience croissante d'une culture policière qui permet, minimise, perpétue et couvre les crimes violents contre les femmes.

Nous avions peut-être ignoré la mémoire d'une femme parce qu'elle était ivre. Mais si nous avions écouté, enregistré son récit, cela aurait pu nous aider à la relier à un agresseur récidiviste.

Professeure Heather Flowe
En d'autres termes, nous doutons que l'on nous croie et que l'on fasse quelque chose. Nous craignons également qu'on nous reproche de ne pas nous souvenir "correctement". Au premier jour du procès de Ghislaine Maxwell, sa défense a suggéré que les accusat·eur·rice·s avaient des souvenirs "peu fiables et douteux" qui auraient pu être "corrompus" au fil des ans ou "contaminés" par "les rapports constants des médias". Mettre en doute la mémoire des victimes peut être extrêmement débilitant. Comme le témoigne par ailleurs de nombreuses personnes sur les réseaux sociaux depuis quelques mois avec le mouvement #DoublePeine. Nombreuses sont celles avoir décrit un sentiment d'être à nouveau violée quand leur récit n'a pas été pris au sérieux par les autorités publiques. Les passages flous de nos souvenirs deviennent un autre indicateur que nous ne sommes pas dignes de confiance et, comme Léa l'a ressenti, que nous sommes en quelque sorte fauti·f·ve·s.
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Les souvenirs sont une fonction du cerveau. Il s'agit essentiellement d'informations codées que nous stockons et remémorons de différentes manières en fonction de nos besoins. Mais les souvenirs ne sont pas seulement un inventaire ; ils peuvent former notre identité. Ils constituent le patchwork émotionnel de notre vie, des blocs de construction qui contribuent à façonner notre réalité. Pour certaines personnes, les souvenirs sont des preuves : la preuve d'une vérité que personne d'autre n'a vue ou que quelqu'un d'autre réfute.
"It was rare, I was there, I remember it all too well," ("C'était rare, j'étais là, je ne m'en souviens que trop bien"), chante Taylor Swift. Sa mémoire est son témoin indéniable, mais cette déclaration est une affirmation qu'elle fait pour elle-même. Les propos de Swift trouvent un écho chez de nombreuses personnes, car nos souvenirs valident les parties de nos vies que la société met en doute. 
Elizabeth Loftus, célèbre professeure américaine de droit, de psychologie et de criminologie, contesterait que les souvenirs soient une preuve de quoi que ce soit. En fait, selon elle, ils nous induisent surtout en erreur. 
Les expériences sensorielles de Loftus sur la malléabilité de la mémoire ont débuté dans les années 1970, alors qu'elle était professeure assistante à l'université de Washington. Parmi ces expériences, citons la technique "Perdu dans un centre commercial", au cours de laquelle un faux souvenir d'avoir été perdue dans un centre commercial alors que la personne était enfant a été implanté dans l'esprit des sujets. Un quart des participant·e·s ont ensuite cru que cela s'était produit.
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Pendant des années, Loftus a eu une influence exceptionnelle en suggérant que les souvenirs sont des fictions changeantes, plus proches de l'imagination que des faits, faisant de nous les "victimes innocentes des manipulations de notre esprit". Loin d'être un classeur où seraient rangés des événements réels, la mémoire, écrit-elle, a "d'énormes pouvoirs - des pouvoirs qui vont jusqu'à nous faire croire à quelque chose qui n'est jamais arrivé".
Si vous découvrez Loftus pour la première fois, c'est une expérience déconcertante. Comment, vous demanderez-vous, ai-je pu ignorer l'existence de cette femme ? Elle est considérée comme l'une des psychologues américaines les plus importantes de ces dernières décennies et, en tant que femme, elle fait figure de pionnière dans son domaine. "Aucun universitaire moderne n'a fait plus pour faire progresser notre compréhension de la malléabilité et de la faillibilité de la mémoire", affirme Stanford Magazine, où elle a été étudiante.
La manière dont Loftus applique ses découvertes lui a cependant apporté une autre forme de notoriété. Elle a été témoin de la défense dans certaines des plus grandes affaires d'agression et d'abus sexuels de notre époque, de Ted Bundy à Harvey Weinstein, Michael Jackson, Bill Cosby et, aujourd'hui, Ghislaine Maxwell, témoignant à la barre que l'on ne peut pas faire confiance aux souvenirs des victimes. "Si le mouvement MeToo avait un bureau, a déclaré son frère, la photo de Beth figurerait sur la liste des dix personnes les plus recherchées".
Les travaux de Loftus, ainsi que d'autres, ont également discrédité l'idée selon laquelle les souvenirs peuvent être profondément enfouis et récupérés beaucoup plus tard. Ses recherches ont contribué à donner le coup d'envoi des guerres de mémoires dans les années 1990. De l'autre côté du champ de bataille, la psychologue Jennifer Freyd a avancé sa théorie de l'amnésie psychogène, suggérant que nous oublions les traumatismes pour survivre. (L'accusation de Freyd selon laquelle son père aurait abusé d'elle dans son enfance a été rendue publique par sa mère. Le père de Freyd a nié et a réagi en créant la False Memory Syndrome Foundation, ou autrement dit, la fondation du syndrome des faux souvenirs - un autre acteur clé dans les guerres de mémoires). Entre-temps, Ross E. Chiet, professeur à l'université Brown aux États-Unis, a lancé le projet "Recovered Memory", une archive numérique de cas où des souvenirs refoulés ont été corroborés de manière indépendante.
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Alors que les guerres font rage, et aussi flous que puissent être les souvenirs eux-mêmes, différents secteurs de la science ne parviennent pas à s'accorder sur leur validité et, par conséquent, sur les expériences de celles et ceux qui prétendent les avoir vécues.
Qu'est-ce que cela signifie pour un système juridique dans lequel les souvenirs des individus sont présentés à la barre ?

Si une personne dit qu'elle n'est pas sûre ou qu'elle ne se souvient pas bien lorsqu'elle est interrogée, c'est très bien. Cela signifie que vous avez un témoin très authentique qui réfléchit à la force de sa mémoire.

Professeure HEATHER FLOWE
Une nouvelle vague de science remet également en question la domination de Loftus, tant dans le laboratoire que dans la salle d'audience. En 2018, John Wixted, de l'université de San Diego, en Californie, a écrit dans Forensic Science International : "Le temps est venu de disculper la mémoire des témoins oculaires". La même année, dans un article publié dans Psychology of Learning and Motivation, deux universitaires américains, Scott D. Gronlund et Aaron S. Benjamin, ont approuvé. "La nouvelle science, écrivent-ils, déplace la responsabilité des témoignages erronés des témoins oculaires peu fiables vers d'autres acteurs de la communauté des forces de l'ordre et de la justice".
Heather Flowe, professeure de psychologie légale à l'université de Birmingham, est de la même école de pensée et applique cette "nouvelle science" aux affaires de viol. Elle préconise un recours accru aux témoignages de mémoire dans les procès pour agression sexuelle et viol.
Selon Flowe et d'autres, malgré l'ombre de Loftus, la science montre que la mémoire, même après avoir consommé de l'alcool - une arme très efficace dans l'arsenal du blâme des victimes - est plus fiable que nous avons été amené·e·s à le croire.
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En collaboration avec la police et les procureurs, les recherches de Flowe visent à découvrir des méthodes permettant d'améliorer l'exactitude des déclarations des victimes de viol en améliorant le processus d'extraction des souvenirs.
Pour Flowe, les techniques d'interrogatoire actuelles utilisées par la police ou les procureurs, inspirées par la pensée scientifique popularisée par Loftus, reviennent à "contaminer les preuves médico-légales".
Flowe donne l'exemple du fonctionnement des expériences de Loftus. "Il s'agit d'un test à deux alternatives, à choix forcé", me dit-elle (essentiellement une option soit/soit). "Par exemple", explique Flowe, "dans une expérience de type Loftus, on demande aux sujets : Était-ce une voiture rouge ? Ou était-elle bleue ?".
"Nous devrions plutôt demander : Dites-moi ce qui s'est passé. Lorsque vous dites cela, vous obtenez alors un degré de précision plus élevé". Cela s'explique par le fait que, comme l'explique Flowe, les gens sont attirés par leurs souvenirs les plus vivaces - ceux dans lesquels ils ont le plus confiance, ceux qui leur viennent le plus rapidement à l'esprit (ce que Flowe appelle les indicateurs de confiance). Transposez cette situation dans un poste de police ou un tribunal et, au lieu de se voir demander ce qui s'est passé et de se laisser guider par les souvenirs dominants, les femmes - et leur légitimité - sont régulièrement testées sur des souvenirs qu'elles n'ont peut-être pas.
Se concentrer sur la validité de la mémoire d'un·e survivant·e est un leurre, à moins que nous puissions avoir confiance dans la manière dont les souvenirs sont extraits d'un individu. Nous devons avoir la certitude que les interrogat·eur·rice·s, tels que les policier·e·s, les avocat·e·s et les autres agents du système de justice pénale, n'altèrent pas involontairement, ne détruisent pas ou n'ignorent pas les preuves potentielles qu'une personne pourrait présenter. Si un·e survivant·e est interrogé·e uniquement sur la couleur de la voiture de son agresseur et que la personne se trompe, on considère qu'elle n'est pas fiable. Qu'elle se souvienne de l'odeur des sièges, révélant ainsi la profession de l'agresseur (ou un autre indice de ce type) est sans importance. Il est trop tard, elle a déjà été discréditée.
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Je suis surprise par ce que Flowe me dit. Je croyais moi aussi que les souvenirs étaient perçus comme peu fiables et j'avais l'impression qu'à moins d'avoir un souvenir complètement clair - 100 % complet - il était impossible de le croire. Ce n'est pas le cas. "Si une personne dit qu'elle n'est pas sûre ou qu'elle ne se souvient pas bien lorsqu'elle est interrogée, c'est très bien. Cela signifie que vous avez un témoin très authentique qui réfléchit à la force de sa mémoire", explique Flowe. De plus, selon elle, personne ne doit s'attendre à ce que vous vous souveniez de tous les détails. "Nous ne nous souvenons pas de tout, nous nous souvenons de ce à quoi nous avons été attentifs".
Flowe conseille de garder un esprit ouvert sur le traumatisme et la mémoire. "Cela me fait un peu grincer des dents quand j'entends dire que les souvenirs des personnes qui ont été traumatisées vont nécessairement être fragmentés ou qu'il faut attendre plusieurs jours avant de les interroger. Parce qu'il y a sûrement de nombreuses expériences contraires, où les gens ne peuvent s'empêcher de se souvenir. Et ils se souviennent de choses très clairement".
Pour Lizzy Dening, créatrice de Survivor Stories, un projet qui recueille les expériences de survivant·e·s d'agressions sexuelles, le fait de douter de la mémoire n'est pas surprenant compte tenu de la rareté des condamnations pénales dans le système actuel par rapport au nombre de personnes qui allèguent des incidents. "Nous doutons de la validité de notre mémoire", déclare Dening, "parce que nous avons été exposés à une culture qui doute de la même chose… et finalement, tout cela n'est qu'une distraction de ce qu'est le problème réel".
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C'est pourquoi les travaux de Flowe et de ses collègues sont si intéressants. Ils peuvent bouleverser l'idée répandue dans la culture du viol selon laquelle nous ne sommes pas des témoins fiables de nos propres expériences - parce que nous sommes ivres, ou jeunes, ou femmes, ou que nous ne sommes pas assez couvert·e·s - et que lorsqu'un crime est commis contre nous, les "expert·e·s" sont mieux placé·e·s pour dire ce qui s'est réellement passé. En outre, selon Flowe, le fait de traiter correctement les témoignages de survivant·e·s peut conduire à une meilleure condamnation des récidivistes. "Nous avions peut-être ignoré la mémoire d'une femme parce qu'elle était ivre. Mais si nous avions écouté, enregistré son récit, cela aurait pu nous aider à la relier à un agresseur récidiviste". Flowe met également en garde contre le fait que nous nous concentrons souvent sur la mémorisation de détails concernant des inconnus, alors que, comme nous le savons, de nombreuses personnes connaissent leur agresseur.  
La recherche scientifique, qui prouve que la mémoire a de la valeur mais que la procédure de traitement de la mémoire doit être améliorée, déleste le ou la survivant·e de sa responsabilité et la confie à l'institution. Nous demandons si souvent aux femmes de prévenir les risques de violence à leur égard : ne sortez pas la nuit, quittez votre partenaire plus tôt, souvenez-vous mieux, de manière plus convaincante. Si nous ne le faisons pas, nous sommes responsables de ce qui nous arrive. De nombreuses personnes sont à juste titre sceptiques quant à l'adoption de l'approche générale consistant à "croire les femmes" prônée par le mouvement #MeToo, et il existe de bonnes raisons de faire preuve de rigueur lorsqu'il s'agit de traiter la criminalité des agressions sexuelles et des viols. Exemples concrets : Anthony Broadwater, condamné à tort pour le viol de la romancière Alice Sebold en 1982, vient de voir sa condamnation annulée après avoir passé 16 ans en prison. Ou encore, le cas de Loïc Sécher, condamné en France à tort de viol sur mineur. Néanmoins, le travail de Flowe et de ses collègues offre un rééquilibrage vital qui permet aux victimes de sortir d'un point de départ négatif - où elles sont "victimes de la manipulation de leur propre esprit" - et leur donne les moyens d'être une source crédible qui pourrait contribuer à dénoncer une injustice.
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Le domaine de la mémoire est vaste, conflictuel et compliqué, mais ce qui me frappe, c'est qu'il est aussi existentiel. Il nous touche au cœur : nous sommes ce dont nous nous souvenons. Ou ce que nous choisissons de nous rappeler, ou ce que nous sommes conditionné·e·s à nous rappeler. Se souvenir, ou ne pas se souvenir, peut comporter des enjeux élevés et des conséquences très douloureuses. Mais si la science montre que notre témoignage a de la valeur, c'est quelque chose que nous ne devons pas oublier.
Si vous, ou une personne de votre entourage, avez subi des violences sexuelles de quelque nature que ce soit et avez besoin d'aide ou de soutien, veuillez consulter le site Arrêtons les Violences ou appeler Violence Femme Info au 3919.
*Le nom a été changé pour protéger l'anonymat.

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