Johny Pitts est né dans une famille ouvrière de Sheffield à l'époque où Margaret Thatcher était premier ministre. Il est l’enfant d'un père afro-américain et d'une mère anglaise blanche. Comme il l'écrit dans le prologue de Afropean : Notes from Black Europe, c'était une époque où "la génération des anciens Noirs du Nord, qui vivaient dans des enclaves d'altérité plus petites que leurs homologues londoniens", "tentaient de se faire accepter et de s'intégrer dans leur pays". Avec le terme "Afropean" (afropéen), il a réussi à trouver quelque chose "d'entier, sans trait d'union ; un espace où être noir contribue à façonner l'identité européenne dans son ensemble". Le terme a quelque chose de très satisfaisant, et englobe parfaitement son identité.
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Dans Afropean, Pitts part de sa ville natale pour explorer l'état de la culture et de l'identité noire en Europe aujourd'hui. Il se rend dans la rue, rencontre des Européens d'origine africaine qui doivent “négocier” leurs identités, visite des communautés telles que la favela capverdienne dans la banlieue de Lisbonne, les étudiants ouest-africains de l'ancienne université Patrice Lumumba à Moscou et les militants politiques de Clichy-sous-Bois, en banlieue parisienne.
Le livre constitue une suite naturelle à Afropean.com, le site web qui explore l'interaction entre les cultures noire et européenne, que Pitts a fondé en 2013. En octobre 2018, il a organisé le symposium Looking B(l)ack au centre culturel Bozar à Bruxelles, un week-end de conférences et de performances consacrées à la notion de Black Travel (voyager quand on est Noir·e). Au cours de sa carrière, il a reçu plusieurs prix pour son travail d'exploration de l'identité afro-européenne, tels que le prix Decibel Penguin et un prix ENAR (Réseau européen contre le racisme).
Dans Afropean, on retrouve également des portraits originaux des sujets de Pitts. Tirés en noir et blanc, ils documentent l'expérience quotidienne des Noir·es : des ouvriers qui font la navette, une femme qui attend à un arrêt de bus, un couple qui discute autour d'un café.
Ici, Pitts nous raconte son voyage et partage certaines de ses photos favorites, avec un focus sur les images de la femme noire et sur ce qu'il a appris de ces rencontres.
Cours Julien, Marseille
"Quand j'ai visité Marseille pour la première fois, je logeais dans une auberge près du Cours Julien, une place couverte de graffitis blanchis par le soleil au fil des ans. Dans cet espace se côtoient ivrognes, artistes, musiciens, une aire de jeux pour enfants. Quand on regarde la façon dont le tissu urbain de Marseille s'est construit organiquement par des vagues de nouveaux arrivants et d'indésirables venus du monde entier depuis que les marins phocéens y ont installé leur base au 600 NS, on constate que le multi-culturalisme est ancré dans presque tous les arrondissements, et surtout dans le centre-ville. Le premier jour, j'étais assis là à regarder ces sœurs jumelles attendre que les pigeons se posent pour manger des miettes, puis faire la course sur leurs patins pour faire se disperser les pigeons, et j'ai su tout de suite que j'étais dans une ville où l’on appréciait les plaisirs simples. Dès ma première nuit à Marseille, je suis tombé amoureux de cette ville, et j'ai su que je devais m'y installer un jour - ce que j'ai fait cette année".
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Matongé, Bruxelles
"Je faisais un tour décolonial de Bruxelles - c'est-à-dire une visite guidée qui bouscule le parcours touristique habituel et révèle les sombres origines de la richesse d'une ville née de l'Empire - et j'ai pris cette photo en entrant dans Matongé, le quartier congolais de la ville. En plus d'apprendre que la qualité du chocolat belge est en partie due à la façon dont le pays a exploité les ressources naturelles, la main-d'œuvre et les ingrédients de sa colonie au Congo, alors que nous croisions un groupe de jeunes hommes noirs fumant de l'herbe, le guide nous a indiqué qu'une étude récente avait révélé qu'environ un jeune homme noir sur quatre étaient diplômé d’une maîtrise ou un diplôme d'études supérieur, mais en Belgique, les jeunes hommes noirs sont également les plus susceptibles de se retrouver au chômage. Pendant que le guide parlait, j'ai vu mon amie Ayoko qui écoutait ce discours avec attention avec son fils, et nous savions tous deux qu'elle allait devoir le préparer à un monde où la méritocratie est un mythe".
Champs-Elysées, Paris
Cette photo a été prise sur les Champs-Elysées peu après que le célèbre parfumeur français Jean-Paul Guerlain soit apparu au 13 Heures, aux heures de grande écoute, et qu'il ait déclaré sans sourciller : "Pour une fois, je me suis mis à travailler comme un nègre [sur mon nouveau parfum]. Je ne sais pas si les nègres ont toujours tellement travaillé, mais enfin…" Travailler comme un nègre, a déclaré Guerlain plus tard, était une expression inoffensive utilisée couramment par les gens de sa génération, vous savez, dans le bon vieux temps, quand il était normal d'être raciste. Un groupe d'activistes noirs se tenait devant le magasin phare de la marque, tous animés du même regard, et la scène évoquait pour moi un rassemblement des Black Panthers des années 70 : le groupe dégageait l’énergie d’un “Black Power” en colère, mais calme et intellectuel. Ils étaient tous vêtus de vêtements noirs épurés, de cols roulés et de cuirs, d'afros et de tresses, et la foule et les activistes semblaient tous se connaître. En Europe, je ne pense pas avoir jamais été personnellement témoin d'une scène aussi noire, organisée et belle".
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Métro, Berlin
"Dans mes photographies, je suis souvent confronté à des taches et à des reflets, à une lumière tamisée et à des cadres flous. Cette photo en particulier me rappelle un livre de l'universitaire afro-américain Fred Moten intitulé Black & Blur, au sens figuré comme au sens propre. Elle me rappelle aussi pourquoi je choisis de photographier comme je le fais. La notion même d'identité noire est constamment en mouvement et ne peut pas être vraiment figée. Beaucoup de mes photographies, comme celle-ci, ont été prises dans les métros européens parce qu'en plus de tenter de capturer la banalité d'être Noir (les trajets maison/travail et la réalité quotidienne plutôt que les festivals et les fashionistas), j'explorais la liminalité - le sentiment de se trouver à cheval entre les cultures et les continents, et le mouvement et la transitivité des transports publics sont devenus, je pense, une allégorie de l'entre-deux des communautés noires de deuxième/nouvelle génération vivant en Europe".
Manifestation d'étudiants, Rome
"Cette jeune femme représentait, à mes yeux, la notion même d'afro-européen. Ici, on n'est pas en Amérique du Nord, ça ne ressemble pas beaucoup à l'Afrique - deux zones géographiques qui ont tendance à exprimer leur identité noire comme une part importante de leur identité. Je voyage en Europe depuis des années, généralement en train, et je suis constamment bombardé par les mots et les images réducteurs qu’on trouve souvent dans les guides de voyage populaires - l'Europe n'exporte généralement pas sa population noire comme faisant partie du "package continental". J'aime cette photo parce qu'elle a quelque chose de très européen - elle pourrait très bien faire la couverture d'un guide de voyage alternatif sur l'Europe. Et pourtant, je me demande combien de personnes accepteraient Rome en réponse de cette femme à la question "tu viens d’où ?"
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Métro, Bern
"J'aime la dualité entre la beauté “corporate” sur le panneau d'affichage et la beauté que je voyais en cette femme sur le quai. J'ai pris deux photos de cette scène - une avec la dame les yeux ouverts et l’autre avec les yeux fermés, ce qui représente en fait un clignement d'œil. J'ai choisi la seconde comme une sorte de petit clin d'œil sur l'idée que nous sommes constamment bombardés de publicités nous disant à quoi nous devons ressembler, ce à quoi nous devons aspirer en consommant. Avec les yeux fermés, bloquant la sémiotique suggestive qui l'entoure, cette dame a l'air calme et paisible au milieu de la vie urbaine trépidante".
Slussen, Stockholm
"J'ai rencontré Hannah et ses amis un soir de Noël enneigé dans le centre de Stockholm. Ils m'ont embarqué avec eux dans une club RnB qui se trouvait en périphérie de la ville. En sortant du centre, nous avons traversé un labyrinthe de béton - une intersection innovante appelée Slussen, construite dans les années 1930 pour répondre à l'essor de l’industrie automobile. Une grande partie de Stockholm ressemble à une image d’Epinal, mais cette construction (qui a été récemment démolie) m'a beaucoup attiré parce que c'était la seule partie de la vie urbaine sauvage de Stockholm, couverte de superbes graffitis, abritant un club punk légendaire et un lieu où les hacker MCs pouvaient mixer dans l'ombre. J'aime cette photo de Hannah parce qu'elle montre la face B de Stockholm qui s'efface".
Brixton, Londres
"Ce que cette image symbolise pour moi, c'est la discipline. La discipline qu'il faut à une mère pour élever deux enfants, et la façon dont les enfants semblent être éduqués avec amour. On les sent en sécurité, protégés par les bras de leur mère. Je ne peux pas parler de la situation de cette femme, mais en tant que père d'une enfant de 3 ans, quand je la regarde, je pense à la façon dont la maternité, sans doute le travail le plus difficile sur terre, est souvent rendue invisible dans nos représentations de ce à quoi ressemble le travail humain dans une économie capitaliste".
Afropean : Notes from Black Europe de Johny Pitts, 16,89 € est en vente sur Amazon.
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