Il est parfois difficile de définir la notion de "chez-soi". Est-ce l'endroit où nous sommes né·es ? D'où viennent nos parents ? Où nous avons passé la plus grande partie de notre enfance ? Est-ce une autre personne ? S'agit-il d'un sentiment, d'un lien émotionnel profond avec un lieu spécifique ?
Pour la photographe Annie Lai, le foyer a toujours été Xiamen, la pittoresque ville côtière du sud-est de la Chine où elle a grandi. Après avoir quitté la Nouvelle-Zélande pour s'y installer à l'âge de deux ans, elle y a passé la majeure partie de sa vie et, même après avoir déménagé pour le lycée, puis pour l'université à Londres, c'est toujours là qu'elle est revenue. Jusqu'en 2018, du moins, lorsque sa mère a annoncé qu'elle retournait en Nouvelle-Zélande avec son mari.
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"Xiamen était un havre où je pouvais toujours me retirer et me reposer alors, tout à coup, l'idée de "chez moi" m'a été enlevée et le sentiment de perte était écrasant. Je ne savais pas comment gérer mon insécurité et mon désespoir. J'avais l'impression d'avoir perdu le lien avec mon passé et d'avoir été poussée, soudainement, vers l'âge adulte", se souvient-elle. "J'y suis retournée pour la dernière fois et, après mon retour à Londres, j'ai décidé de m’y installer, même si je ne me sentais pas vraiment à ma place ici." De cette période tumultueuse est né In Between, un projet photographique à la rencontre d'autres jeunes femmes de la diaspora chinoise à Londres. Les portraits qui en résultent sont doux et aux tonalités laiteuses, empreints d'une atmosphère tendre que Lai décrit comme "intime, féminine et nuancée, avec une pointe de subversion également".
En 2018, Lai a commencé In Between et a capturé les images par intermittence pendant les trois années qui ont suivi. Au départ, dit-elle, elle hésitait à rencontrer de nouvelles personnes ou à se mettre en avant, et il a donc fallu du temps pour que le projet se concrétise, mais une fois lancé, cela a complètement changé sa façon de voir les choses. "Au cours de mes conversations avec mes amis chinois, je me suis rendu compte à quel point les problèmes d'appartenance et d'identité culturelle sont courants. La plupart de mes amis viennent ici pour étudier à l'université et veulent continuer à vivre ici après leur diplôme, mais entre le fait d'être dans les industries créatives et la pression des parents, c'est presque impossible."
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Enfant, Lai dit que ses parents étaient plutôt cool, mais les coutumes de la société chinoise continuent de planer sur eux. "Mes parents sont assez libéraux en matière d'éducation par rapport à la plupart des parents chinois et cela m'a permis d'avoir une enfance relativement insouciante", dit-elle. En revanche, son père est issu d'un milieu très traditionnel et patriarcal, où l'on croit que chaque famille doit avoir un fils. Quand on a une fille, on attend d'elles qu'elles se marient dans de bonnes familles et qu'elles aient des enfants le plus rapidement possible. "Quand j'étais enfant, je n'étais pas vraiment consciente des concepts de sexe et de genre et de l'impact qu'ils avaient sur moi, mais je pense que cela était ancré en moi et que je ressentais le besoin d'être compétitive et de gagner pour prouver que je valais tout autant. On m'a dit que, quel que soit mon niveau de réussite professionnelle, tant que je ne me marierai pas et n'aurai pas d'enfants, ma vie resterait un échec." Ce conditionnement peut pousser une fille à se lancer dans le monde sans savoir qui elle est ni où elle va.
Lai a photographié sept jeunes femmes jusqu'à présent. Certaines d'entre elles sont des amies, les autres, elle les a trouvées par le biais de contacts mutuels sur Instagram. "Le cercle des Chinois vivant à Londres est assez étroit, donc presque tout le monde est connecté d'une manière ou d'une autre", dit-elle. Elle est restée amie avec la plupart d'entre elles, mais certaines sont depuis retournées en Chine - seules trois sont encore là. Candice est l'une de ses plus proches et plus vieilles amies à Londres. "Nous sommes arrivées ici en même temps et nous nous sommes rencontrées à la fac il y a sept ans", explique Lai. "Elle a étudié le stylisme et s'est ensuite lancée dans le cinéma. C'est fascinant de nous voir grandir l'une l'autre et d'entrer dans les différentes étapes de nos vies." Elle nous montre une image de Candice en sous-vêtements, debout dans son salon, dos à la caméra. La photo est prise dans un noir et blanc doux et rêveur. "Cette photo a été prise dans l'ancien appartement de Candice dans le Mile End - elle traversait un grand stress mental à cette époque et elle voulait vraiment déménager de cet endroit. J'aime le contraste entre son corps et le chaos de la pièce, il s'en dégage une certaine sérénité." Dans une autre image - en couleur cette fois - Candice s'étend sur un tapis violet, les yeux fermés, un tatouage complexe de serpent parcourant son bras. "Je savais tout d'elle, donc nous n'avons pas vraiment parlé pendant le shooting, même si je me souviens avoir été assez agitée", ajoute Lai. "Photographier quelqu'un dont vous êtes proche implique une tout autre dynamique".
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Une autre de ses interactions préférées a été avec Xiaoqiao - une fille qu'elle a rencontrée sur Instagram et dont elle est devenue proche après le shooting. "Elle est arrivée ici il y a trois ans pour étudier la programmation de cinéma et elle est aujourd’hui mannequin et musicienne. Elle est pétillante et énergique, mais en même temps assez sensible. Nous avons beaucoup parlé d'art, de musique et des secteurs dans lesquels nous évoluons. À un moment, j'ai eu du mal à accepter d'être considérée uniquement comme une "artiste asiatique féminine" et lorsque nous avons discuté de ce problème, elle m'a dit : "Tout le monde s’empresse de coller des étiquettes de nos jours, mais le monde n'est pas binaire et il est important de valider et de célébrer les nuances". C'est la véritable signification de In Between pour elle et cela m'a vraiment aidé, moi aussi." Xiaoqiao est magnifiquement vulnérable sur les photos de Lai, allongée sur des draps nacrés et dénudant sa peau - une image de douceur et de force. Ailleurs, elle est assise délicatement sur une chaise de salle à manger, s'appuyant sur le dossier de celle-ci et regardant intensément vers l'objectif.
En définitive, dit Lai, l'appareil photo n'était qu'une excuse pour entrer en contact avec des gens comme elle, après ses expériences fragmentées de mouvement entre les cultures et de rupture avec ses racines. "J'ai cherché des réponses à ma confusion et à mon incertitude, et c'est devenu un processus thérapeutique. C'est en communiquant et en faisant preuve d'empathie avec ces femmes que j'ai pu faire le point sur moi-même." Les photographies sont le produit de ces précieuses rencontres, devenant un mémoire des vies qui sont passées par Londres.
Le visa vacances-travail de Lai a expiré l'année dernière et elle s'est retrouvée une fois de plus dans un étrange entre-deux d'appartenance. "Comme j'ai un passeport néo-zélandais, j'étais censée retourner là-bas pour demander un nouveau visa, mais les restrictions de voyage liées à la pandémie ont rendu la chose presque impossible. Au lieu de cela, j'ai dû prendre des dispositions de dernière minute pour quitter le Royaume-Uni et y revenir afin d'éviter de dépasser la durée de séjour autorisée", explique-t-elle. Bien sûr, elle était soulagée de pouvoir le faire, mais elle a dû faire face à une sombre réalité en ce qui concerne son statut. "J'ai beau me sentir chez moi à Londres, observe-t-elle, je vis toujours dans le mouvement."
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