J'adore me plaindre et je suis passée pro dans l'art de râler en groupe. D'ailleurs, dans certains de mes groupes de discussion, ça devient presque une compétition.
Le sentiment de rage collective est généralement à son paroxysme lorsque les échanges de messages commencent. Des têtes de mort, des sad face et des émojis débiles parsèment nos bulles de messages en moins de temps qu'il n'en faut pour former une idée. Les trois petits points qui provoquent l'anticipation ponctuent le fil, nous indiquant qu'un·e ami·e frustré·e est sur le point d'envoyer son message et que nous devons préparer nos raquettes pour retourner le service.
PublicitéPUBLICITÉ
Et comme le savent tou·tes celles et ceux qui ont déjà participé à un une compétition, le sentiment de soulagement d'après-match est très agréable.
Jusqu'à un certain point.
Si vous êtes un peu comme moi, il y a de fortes chances que vous ne réalisiez même pas que ça ne vous sert plus à rien, ni même pourquoi - surtout si vous êtes coincé·e dans une situation qui vous pousse à vous plaindre.
Dans mon cas, il m'aura fallu plusieurs mois pour m'en rendre compte. La première indication est survenue après avoir quitté un groupe de discussion en particulier - un groupe créé spécifiquement pour nous plaindre - en me sentant plus vidée que soulagée.
Ensuite, quelques mois plus tard, alors que j'étais sur le point d'appeler un ami que je tenais régulièrement au courant des derniers rebondissements d'une saga de ma vie, j'ai réalisé que la simple idée de lui dire ce qui s'était passé me semblait déjà trop crevante.
La troisième prise de conscience est peut-être la plus surprenante. J'ai remarqué, en plein milieu d'une conversation, que ma rage était devenue presque "jubilatoire", que je m'en délectais. Je me suis surprise à essayer de trouver la réponse la plus fine ou la plus drôle à ajouter au déversement collectif d'amertume et de frustration.
Il s'avère que si le fait de râler un bon coup a ses avantages, comme par exemple créer des liens de camaraderie avec ses collègues et soulager le stress à court terme, il existe de multiples raisons pour lesquelles le fait de se plaindre peut passer d'utile à nuisible. La professeure agrégée Fiona Barlow, psychologue sociale à l'université du Queensland, a déclaré à Refinery29 que le fait de partager ses problèmes avec des personnes en qui l'on a confiance a du bon, à condition de le faire avec précaution.
PublicitéPUBLICITÉ
"Parler à quelqu'un de ce que nous vivons - ce qui peut parfois prendre la forme d'un défoulement - peut nous donner le sentiment d'être entendus et de pouvoir nous en sortir un peu mieux", a-t-elle déclaré.
"Cela nous rappelle qu'il y a des personnes dans notre vie sur lesquelles nous pouvons compter et que nous ne sommes pas seuls face aux problèmes. Parfois, parler d'un problème peut aussi nous aider a y voir plus clair, et lorsque la personne à qui nous parlons nous fait voir la situation sous un autre angle, il nous est alors possible de comprendre de nouveaux aspects du problème. Plus largement, si nous avons été traités injustement, le fait de se sentir entendu et cru peut être incroyablement validant."
“
Si l'on ne fait pas attention, le fait de râler peut vite nous faire tomber dans une spirale d’émotions négatives.
”
En revanche, Barlow a révélé que si l'on ne fait pas attention, le fait de râler peut vite nous faire tomber dans une spirale d'émotions négatives.
"Si ce n'est pas régulé, râler peut devenir une sorte de rumination verbale, renforçant à la fois notre douleur et nos griefs, et augmentant la mesure dans laquelle ils nous paraissent graves et importants", a-t-elle ajouté.
"En bref, le fait de ressasser sans cesse le même problème, d'examiner de près chaque problème et chaque question qui nous a blessés, peut en réalité aggraver la douleur. On commence par vider notre sac pour obtenir du réconfort, du soutien et de la validation, et on finit par amplifier et alimenter la situation."
Il existe même un mot pour désigner ce style de déballage collectif : la rumination sociale (ou co-rumination). Selon Juliana De Marco, psychologue clinicienne et directrice de Healing Minds Psychology, trouver (et éviter) la frontière entre vider son sac et la rumination sociale revient à déterminer où se trouvent vos limites et à vous connecter à vos émotions.
PublicitéPUBLICITÉ
"Cela peut être épineux ! Le tout, c'est de connaître ses limites. Chaque personne a des limites qui lui sont propres", a-t-elle déclaré à Refinery29.
Le tout, c'est d'être capable de repérer et de constater quand il s'agit d'une quantité saine de défoulement et d'aller de l'avant avec une action positive, plutôt que de rester dans un état malsain à ruminer des pensées et à tourner en rond, ce qui alimente souvent vos émotions inutiles.
Ce phénomène est souvent perceptible lorsque vos émotions négatives s'exacerbent au lieu de s'apaiser. Nous ressentons les effets physiques de nos émotions. La pratique de la pleine conscience vous permettra d'apprendre à identifier ces sensations."
Pourquoi cette limite devient-elle si floue ? Le recours au fait de râler comme mécanisme d'adaptation tend à obscurcir notre perception de la gravité de notre problème et peut même créer des problèmes qui n'existaient pas à l'origine, a souligné De Marco.
"D'après mon expérience, lorsque râler devient une réponse apprise pour faire face à la situation - où il est plus facile de se défouler, de se confier à des amis ou de ruminer dans son coin - plutôt que de prendre conscience de ses pensées, de reconnaître ses sentiments et de faire face à l'inconfort - sans oublier de vérifier les faits avant de plonger dans les méandres de cette pensée - vous risquez de créer un problème qui n'existait pas au départ", nous dit-elle.
“
Vous risquez de créer un problème qui n'existait pas au départ.
”
Et maintenant, une chose qu'aucun·e millennial ou gén Z phobique du téléphone ne veut entendre ? Il semble que les effets négatifs de se plaindre soient encore plus marqués lorsqu'on le fait en ligne, que ce soit en public ou en privé, plusieurs études suggérant que c'est parce que nous avons tendance à être moins filtrés (jeu de mots).
PublicitéPUBLICITÉ
"Nous nous sentons souvent désinhibés en ligne. On ne peut pas nous voir, et on a un sentiment d’anonymat - même si ce n’est pas le cas !" explique Barlow quand on l'interroge sur les différences entre le fait de vider son sac en ligne et les discussions et appels téléphoniques dans la vraie vie.
"Cela peut nous amener à dire les choses plus directement et plus durement que si nous étions face à face. La communication en ligne encourage souvent les réponses rapides ou radicales, de sorte que nous pouvons recevoir une mer d'indignation en réponse à la nôtre, ce qui pourrait expliquer pourquoi il est facile de se plaindre en ligne. En outre, les propos sont (généralement) écrits - il existe une trace publique et nous ne pouvons pas revenir sur nos paroles, alors qu'une conversation orale est plus rapide et plus fluide."
Si vous m'avez suivie jusqu'ici et que vous êtes en train de me maudire parce que j'ai touché à votre sacro-sainte soirée vidage de sac autour d'un verre de rosé, ne vous inquiétez pas, les échanges autour d'une bonne bouteille (ou de toute autre boisson de votre choix) sont sans danger. Gardez simplement à l'esprit les étapes suivantes, approuvées par des psychologues, avant de vous lâcher avec vos ami·es ou votre famille, afin de protéger votre énergie et la leur.
- Écrivez d'abord ce qui vous tracasse et voyez si ça vous aide ! C'est la meilleure façon d'extérioriser ce que vous pensez ou ressentez et ça vous aidera à prendre conscience du processus et à le ralentir", conseille De Marco.
PublicitéPUBLICITÉ
- Remarquez quand vous avez envie de vous plaindre. Plutôt que d'appeler un·e ami·e, demandez-vous si ça va vraiment vous aider. Apprenez à parler à quelqu'un qui est prêt à vous aider à analyser la situation ou les faits et à vous contredire, plutôt que d'être aveuglément d'accord avec vous et d'encourager votre habitude."
- Si vous avez envie de vous plaindre, Barlow recommande d'être attentif·ve à ce que vous ressentez tout au long de votre conversation. "Apprenez à reconnaître si le fait de vous plaindre vous fait vous sentir encore plus mal, ou de plus en plus en colère et chamboulé au fur et à mesure que vous avancez dans la conversation", a-t-elle déclaré.
- Essayez de vider votre sac en une fois, plutôt que plusieurs petits messages, puis évaluez comment vous vous sentez et si vous avez besoin de parler à quelqu'un. Si un problème est très grave, il peut être préférable de demander l'aide d'un·e professionnel·le. Bien sûr, certains problèmes sont graves et doivent être signalés ou dénoncés, mais même dans ces cas, il est important de prendre soin de soi."
Et si vous vous sentez glisser sur le terrain de la rumination sociale ? Changez de sujet.
"Parfois, il suffit de raconter une histoire drôle, de penser à des choses positives ou de passer à une activité que vous aimez tous pour interrompre le cycle de rumination sociale", ajoute Barlow. "Lorsque la situation a franchi un certain seuil, cependant, il est préférable de l'aborder directement et de travailler sur le problème en groupe."
Les entretiens ont été modifiés dans un souci de clarté et de concision.