En 1994, un groupe de six familles belges a pris l'avion de Bruxelles à Pékin, avec une seule et même intention : adopter une petite fille. Âgées de 6 mois à 3 ans, les fillettes en question appartenaient au même orphelinat de la ville de Yueyang. Parmi elles se trouvait Youqine Lefevre, âgée de 8 mois. Parmi les adultes se trouvait son futur père, avec qui Youqine allait quitter la Chine lors de ce voyage. Ensemble, ils se dirigent vers une nouvelle vie, une nouvelle famille, dans un pays éloigné de ses racines.
Aujourd'hui âgée de 27 ans et photographe basée en Belgique, Lefevre se sert de l’art pour retracer son histoire personnelle dans son vaste projet photographique intitulé The Land of Promises. Elle a grandi dans un contexte où il lui a été difficile de comprendre ses origines, et, à l'âge adulte, elle a voulu obtenir des réponses. En 2017, après avoir acheté un billet pour retourner dans la province chinoise où elle est née, elle a passé trois semaines à se familiariser avec le lieu et ses habitants. En 2019, elle y est retournée et, cette fois, a traversé le pays, visitant Pékin, Suzhou, la province du Yunnan et Nanjing, pour aller à la rencontre des populations et réaliser des portraits. Au fil du temps, la série s'est transformée en une odyssée qui explore non seulement sa propre adoption, mais rencontre aussi d'autres personnes dont l’histoire ressemblait à la sienne.
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Lefevre est née en 1993 dans la province chinoise du Hunan. "D'après les documents officiels que je possède, je suis restée avec ma famille biologique pendant un mois avant qu'ils ne m’abandonnent dans une ville appelée Yueyang", explique Lefevre. "Un habitant m'a trouvée et m'a déposée au commissariat de police. Les autorités m'ont remise à l'orphelinat et auraient cherché mes parents pendant quatre mois." Finalement, dit-elle, les recherches ont cessé et elle a été mise à l'adoption peu après.
Lefevre est l'un des quelque 100 000 enfants qui ont été adoptés par des familles occidentales dans les années 1990, conséquence directe de la politique intransigeante de l'enfant unique en Chine. Cette politique a été mise en œuvre en 1979 pour prévenir la surpopulation, mais, selon Lefevre, "elle devait aussi permettre à la Chine de devenir l'un des pays les plus puissants du monde sur le plan économique." Parmi le grand nombre d'adoptions, la plupart des enfants abandonnés étaient des filles - une triste circonstance due au fait que, lorsqu'elles étaient contraintes de faire un choix, les familles voulaient des garçons. Lorsque des filles naissaient, elles étaient souvent placées en adoption ou, dans d'autres cas, elles étaient gardées mais leur naissance n'était jamais déclarée ou officialisée. Beaucoup de ces enfants - dont on suppose qu'ils sont des millions - sont toujours sans papiers à ce jour. En outre, en Chine, il est illégal de connaître le sexe de son enfant avant sa naissance, mais les familles trouvaient souvent le moyen de le découvrir, ce qui signifie que les avortements sélectifs étaient monnaie courante.
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Les photographies dans The Land of Promises sont des représentations sublimes et sensibles d'un sujet tristement difficile. Lorsque Lefevre a commencé à les réaliser, sa relation avec la Chine commençait tout juste à évoluer. "Avant cela, pendant très longtemps, je n'aimais pas parler de mon adoption et je refusais de retourner en Chine", se souvient-elle. "J'ai grandi entourée de personnes blanches, et j'ai eu une éducation "on ne voit pas les couleurs" dans le sens où ma famille faisait semblant de ne pas voir notre différence raciale, ce qui ne m'a pas aidée à me défendre contre les microagressions racistes auxquelles j'étais confrontée. C'était compliqué d'en parler avec mon entourage car ils ne vivaient pas la même chose et ne comprenaient donc pas." Comme tous les enfants, Lefevre ne voulait pas être perçue comme différente, mais c'était hors de son contrôle.
Bon nombre des personnes figurant sur les images de Lefevre sont des contacts qu'elle a établis avant son voyage en 2019 par l'intermédiaire de The Mother's Bridge of Love, un organisme caritatif dont la mission est de tendre la main et de contribuer à enrichir la vie des enfants chinois aux quatre coins du monde - ceux qui sont adoptés par des familles occidentales, ceux qui sont élevés à l'étranger et ceux qui vivent en Chine. Chaque personne que nous voyons sur les photos est liée à une histoire - certain·es sont adopté·es, d'autres sans papiers. Beaucoup d'autres ont été privés de leur chance d'avoir une famille. Dans une image, Lefevre nous présente un grand-père portant son petit-fils dans un panier sur son dos. Liés par le sang et séparés par des générations, ils font partie d'un phénomène connu en Chine sous le nom d'"enfants laissés pour compte". "Leurs parents partent travailler en ville et ne reviennent qu'une fois par an, alors ce sont leurs grands-parents qui s'occupent d'eux", explique Lefevre. "C'est pourquoi dans les campagnes, nous rencontrons principalement des personnes âgées et des enfants".
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Sur une autre photo, nous voyons Qian, une jeune femme au visage solennel et aux cheveux noirs. "Comme beaucoup de gens en Chine, explique Lefevre, Qian a rencontré son mari par le biais d'amis et ses parents ont fait pression sur elle pour qu'elle se marie le plus vite possible." Qian se souvient de l'angoisse d'espérer avoir un garçon - sans doute alimentée par tout son entourage - et du soulagement lorsqu'elle a donné naissance à un fils. Qian et son mari sont cependant progressistes et veulent que leur fils fasse ses propres choix dans la vie. De nombreux autres témoignages du projet sont restés anonymes afin de protéger l'identité des personnes concernées.
Au fil des ans, le gouvernement chinois a progressivement assoupli la politique de l'enfant unique - d'abord en autorisant les personnes vivant en dehors des grandes villes à avoir deux enfants si leur premier était une fille. Cet assouplissement a pris fin officiellement en 2015. Ensuite, toutes les familles ont été autorisées à avoir deux enfants et, depuis 2021, ce nombre est passé à trois. Officieusement, cependant, c'est une tout autre histoire et les effets de cette politique se font sentir dans des proportions désastreuses. "Cela a affecté l'ensemble de la population", dit Lefevre avec sérieux, "et beaucoup des conséquences se font encore sentir aujourd’hui." Il s'agit notamment du vieillissement accéléré de la population chinoise et d'une perte de main-d'œuvre, ainsi que d'une forte baisse du taux de natalité et d'un déficit féminin, car il y a désormais des millions d'hommes de plus que de femmes. Lefevre ajoute qu'outre la préférence culturelle pour les fils et le patriarcat, les effets durables ont également touché les femmes et les filles de manière plus viscérale. "La discrimination à l'égard des filles et des femmes s'est accentuée", dit-elle en citant les avortements sélectifs, l'abandon, l'infanticide et la négligence comme autant d'épreuves subies par les filles à cause de cette situation.
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Levebre souhaite que les spectateur·ices comprennent les conséquences humaines de systèmes comme celui qu'elle a subi. "Aujourd'hui, je suis en colère contre les adoptions internationales et transraciales en général, car ma pensée est plus politique", dit-elle. "Les familles des pays du Nord ont accès aux enfants des pays du Sud et non l'inverse. L'adoption est un préjugé contre l'adopté, qui, dans ce système, est l'objet de la transaction. Ceux qui bénéficient de ce système sont les pays occidentaux, les agences d'adoption, les familles adoptantes, les pays sources et, dans une moindre mesure (et parfois pas du tout), les familles biologiques. À mes yeux, l'adoption n'est pas une chance et l'adopté n'a pas à être reconnaissant, même si c'est ce que l'on a souvent voulu me faire croire."
En définitive, The Land of Promises explore une histoire personnelle d'adoption et d'intégration tout en évoquant les difficultés d'apprentissage de l'estime de soi pour une fille qui a été abandonnée en raison de son genre. Chacune des images de ce projet est un rappel puissant que chaque choix qui a été fait, chaque enfant qui a été abandonné, chaque vie qui a été perdue, a contribué à l'héritage silencieux des traumatismes émotionnels infligés aux jeunes filles qui ont été abandonnées.