"Pendant trois ans, j'ai eu beaucoup de mal à trouver du travail dans le domaine de la conservation ou de l'écologie : quelques CDD, beaucoup de bénévolat et des tonnes de petits boulots histoire de payer les factures. Ça a été les années les plus difficiles de ma vie ; constamment à la recherche d'un emploi, travaillant parfois sept jours par semaine et surtout, un fort sentiment d’échec".
Ces mots, c’est Emma, 24 ans, qui nous les a confié, mais ils résument parfaitement l’expérience de nombreuses femmes de 20 à 30 ans qui poursuivent tant bien que mal la "carrière de leurs rêves" dans le monde d'aujourd'hui. La pression pour trouver un emploi qui ait "du sens" et faire les sacrifices nécessaires pour l'obtenir vient de toutes parts : nos parents, nous-mêmes, les publications Instagram au filtre Juno. L'idée est qu'au fond, nous avons tou·te·s une passion — une chose pour laquelle nous sommes "destinés" — et que tout ce que nous avons à faire pour être heureu·se·x, c'est de réaliser cette passion. Une belle idée, sur le principe. Si seulement c’était aussi simple.
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Après avoir passé plusieurs années à jongler entre bénévolat, stages et petits boulots dans l'espoir qu'un poste se libère dans le bon domaine, Emma a fini par changer d'orientation et a trouvé un emploi de designer chez un petite petite maison d’édition. J'ai souvent honte d’avoir renoncé à travailler dans le domaine de la conservation et d'avoir abandonné "mon job de rêve", dit-elle, "mais si je suis honnête, je ne savais pas vraiment quelle direction je voulais prendre".
Le sentiment d'avoir échoué dans sa carrière n'est pas rare, surtout chez les femmes. Des chiffres récents du Health and Safety Executive montrent que les femmes souffrent davantage que les hommes de stress, d'anxiété et de dépression liés au travail.
Pour commenter ces chiffres, un psychiatre influent à mis en cause —sans surprise — des facteurs tels que les inégalités salariales, le fait de devoir "faire bonne figure" et le sentiment de devoir constamment prouver que nous valons tout autant que les hommes.
L'inégalité au travail est — en grande partie — hors de notre contrôle. Pendant longtemps, le simple fait pour les femmes d'accéder au monde du travail a été une bataille. Légalement, en France, le principe d’égalité entre femmes et hommes dans tous les domaines est inscrit dans le préambule de la Constitution en 1946 : "la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme". Tandis que l’arrêté du 30 juillet supprime la notion de salaire féminin. En 1965 (!), les Françaises sont enfin autorisées à signer un contrat de travail sans l’autorisation de leur mari. Ensuite, il y a l'instabilité du marché du travail. Alors pourquoi nous mesurons-nous à la réussite de nos carrières comme si ces (nombreux) obstacles n'existaient pas ?
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Le philosophe Alain de Botton définit l'angoisse liée au statut professionnel comme "la peur... de ne pas se conformer aux idéaux de réussite fixés par la société et que, par conséquent, nous ne soyons plus dignes de respect ; la peur que nous nous trouvions actuellement à un échelon de réussite trop bas ou que nous soyons sur le point de tomber à un échelon inférieur". Ça me rappelle quelque chose, pas vous ? Non seulement nous craignons d'échouer, mais, dans un monde où les mots "succès" et "carrière" sont presque interchangeables, il est facile de craindre que l'échec signifie de perdre notre droit au respect. Et ça donne lieu à beaucoup de pensées négatives et inutiles. Toutes nos plus grandes insécurités, puissance 1 000.
Le fait que la génération des baby-boomers, y compris nos parents, nous donne des conseils de vie dépassés n'aide pas vraiment. Les articles intitulés "Conseils que vous donneriez à votre plus jeune vous " sont partout sur Internet et contiennent toujours les phrases "faites ce que vous aimez" et "l'argent ne fait pas le bonheur".
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Dans un monde où les mots "succès" et "carrière" sont presque interchangeables, il est facile de craindre que l'échec signifie de perdre notre droit au respect.
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Dans les années 80 et 90, "faire ce qu'on aime" était encore une possibilité. La crise financière de 2008 a mis fin à une longue période de prospérité économique. Aujourd'hui, alors que les loyers s'envolent et que l'inflation ne cesse d’augmenter, l'idée qu’on puisse simplement tout plaquer pour une carrière financièrement risquée est réservée aux personnes privilégiées qui bénéficient d'un soutien financier et émotionnel.
Megan*, une étudiante en droit de 25 ans, dépend de l'aide financière de sa famille, car la bourse qu'elle reçoit de son cabinet d'avocat est "loin d'être suffisante" pour vivre dans la capitale. "Je ne peux pas suivre le style de vie de mes collègues salariés — je me demande comment une carrière dans le domaine juridique pourrait être accessible à des personnes sans l’aide dont je bénéficie", dit-elle.
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C'est un "inconvénient certain" pour le travail, selon Megan. Mais si elle et Emma — qui poursuivent toutes deux des carrières dans des domaines enviables — ont des motivations similaires en ce qui concerne l'estime de soi et la réussite, le droit, contrairement à l'édition, promet au moins une sécurité financière sur le long terme.
"Je dois admettre qu'il y a une motivation matérielle", indique Megan. "Les emplois prestigieux sont souvent bien rémunérés, ce qui apporte une forme de sécurité — et, espérons-le, me donnera la possibilité de moins m'inquiéter".
La sécurité financière est importante ; elle permet d'acheter une chose qu'on appelle de la nourriture. Il est donc surprenant de voir à quel point beaucoup d'entre nous sont réticents à admettre qu'ils sont prêts à donner la priorité à la nourriture plutôt qu'à des considérations émotionnelles — voire morales.
Dans les années 40, le psychologue Abraham Maslow a créé ce qu'il a appelé la "hiérarchie des besoins" — la fameuse pyramide de Maslow. L'idée, comme on vous l'a sûrement déjà expliqué, est que nous devons satisfaire nos besoins les plus fondamentaux avant d'aspirer à des choses comme l'estime et la réalisation de soi, la poursuite de nos talents et de notre potentiel.
Maslow pense que si ces besoins fondamentaux ne sont pas satisfaits en premier lieu, nous risquons une forme d’anxiété et de stress. En d'autres termes, si nous faisons passer le prestige et le sentiment d'utilité que nous espérons obtenir grâce à un emploi avant l'amour et un toit stable au-dessus de nos têtes, le stress s’en suivra.
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Avoir une carrière qu'on aime est certes génial, mais c'est autre chose que de l'utiliser pour valider sa propre valeur. L'inégalité des sexes, l'économie et le fait d'avoir été élevé·e avec des attentes irréalistes ne dépendent pas de nous. Il est donc peut-être temps de commencer à mesurer notre vie à l'aune de ces besoins fondamentaux — la sécurité, les personnes que nous aimons — à la place.
Ne vous sentez donc pas coupable d'accepter un emploi qui vous apportera la sécurité financière au lieu de l'accomplissement, afin de mener une vie de confort au lieu de constamment devoir vous inquiéter. Vous vous le devez bien.
*Les noms ont été changés