Laura* était un membre à plein temps de la population active depuis 1985, et occupait un poste d'administratrice de bureau depuis 1999. Cependant, en août 2020, en pleine pandémie de coronavirus et sans aucun autre emploi en vue (ni même le projet d'en trouver un) elle a pris la décision de démissionner.
"Pendant 21 ans, j'ai passé 90 minutes à faire la navette entre mon domicile et mon lieu de travail", raconte Laura à Refinery29 "Cela me privait du peu de temps personnel dont je disposais". Elle envisageait depuis longtemps déjà de changer de situation - en déménageant ou en réduisant ses heures de travail, par exemple - mais ce n'est qu'avec la pandémie, et après avoir été mise en chômage partiel durant deux mois au printemps 2020, qu'elle s'est résolue à passer à l'action. "J'ai enfin eu l'opportunité et le luxe de pouvoir réévaluer mes priorités, de passer du temps avec ma famille et avec moi-même", dit-elle. "Mon conjoint et moi avons vraiment apprécié d'être à la maison ensemble, de passer plus de temps l'un avec l'autre, et avec notre fille".
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Au début de la pandémie, de nombreux travailleur·euses dans tout le pays se sont trouvé·es dans une situation similaire, et bien que la perte temporaire de son travail puisse être stressante et désastreuse, pour certain·es - en particulier pour celles et ceux qui jouissent d'un certain privilège économique - celà peut être une révélation. Comme Laura, Olivia, qui travaille dans le domaine des contenus numériques, a été en mise chômage partiel à la fin du mois de mars 2020. Après trois mois, elle a été invitée à reprendre le travail en juin. "Le fait de ne pas avoir travaillé pendant cette période - qui, je le sais, est beaucoup plus courte que ce que certaines personnes ont dû subir - m'a vraiment permis de prendre conscience de ce qui était important pour moi", dit-elle, "et m'a ouvert les yeux sur mon malheur". En septembre, sans aucun plan B, Olivia a également décidé de démissionner.
En octobre dernier, le Dr Erin Cech, professeure adjointe de sociologie à l'université du Michigan, a mené une enquête auprès d'employés universitaires aux États-Unis pour son livre à paraître, The Trouble with Passion : How the Search for Fulfilling Work Fosterers Inequality. Elle a spécifiquement demandé aux participant·es à l'enquête - qui avaient tou·tes un travail - s'ils ou elles avaient perdu leur emploi ou avaient été licencié·es à la suite de la crise du Covid, et les résultats ont été surprenants. "Il y a ce sentiment que les personnes qui passent par une période instable en matière de travail vont automatiquement se montrer plus rationnelles sur le plan économique et qu'elles vont donner la priorité à la recherche d'un emploi et d'un salaire", explique-t-elle. "Mais, ce que j'ai constaté, c'est que les personnes qui ont rencontré ce type d'instabilité de l'emploi à la suite de la pandémie sont en fait plus susceptibles de valoriser la passion et de valoriser l'équilibre entre le travail et la famille".
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Bien sûr, il n'y a pas que celles et ceux qui ont été mis en chômage partiel qui ont choisi de quitter leur emploi sans en avoir trouvé un autre au cours de l'année écoulée. Le monde a changé à cause de la pandémie, tout comme notre façon de travailler. Si certaines entreprises se sont adaptées pour offrir plus de flexibilité à leurs employés, d'autres ont profité de l'illusion de disponibilité constante que le télétravail a créée et ont essayé de maintenir la productivité et la rentabilité, même avec moins de ressources et des effectifs réduits. Dan a quitté son emploi d'analyste de crédit en août 2020, en partie parce que ce travail hautement bureaucratique lui semblait "inutile", mais aussi parce que la détérioration de l'environnement économique avait rendu son travail encore plus stressant. Dan était déjà en quête d'un changement de carrière et travaillait à l'obtention d'un autre diplôme afin de concrétiser ce changement, mais il avait initialement l'intention d'attendre de trouver un autre emploi dans son nouveau domaine pour démissionner. La pandémie a rendu son travail quotidien et ses conditions de travail intolérables. "Avec tout ce qui se passait, y compris de graves problèmes orthopédiques exacerbés par le confinement et l'attitude déraisonnable de ma direction, j'ai atteint mon point de rupture", partage-t-il. "Aussi, avec la crise sanitaire et lorsque nous avons commencé à parler des travailleur·euses essentiel·les, je me suis senti encore plus fondamentalement gêné de faire partie d'une organisation où environ 40 personnes recevaient un salaire à six chiffres pour réaliser des démarches bureaucratiques et écrire des mots creux dans un bureau hors de prix du centre-ville, alors que des personnes occupant des emplois réellement nécessaires ne parvenaient pas à payer leur loyer".
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Pour Grace, qui a travaillé dans la production télévisuelle avant de démissionner en juillet 2020, la pandémie a également intensifié les tensions au travail. Depuis plusieurs mois, on attendait de Grace qu'elle fasse des heures supplémentaires sans rémunération. "Le bureau était déjà un lieu toxique avant la pandémie - j'ai été harcelée par un autre membre du personnel pendant mes quatre premiers mois au sein de l'équipe sans aucun recours de la part des RH, de mon superviseur ou de son patron. J'avais donc l'intention de partir depuis un certain temps, mais, évidemment, les journées de 11,5 heures et le salaire peu élevé ont beaucoup contribué à ma démission", dit-elle. "De plus, la seule raison pour laquelle j'ai été autorisée à me mettre en télétravail était que, comme on me l'a annoncé à 17h30 le 18 mars : ‘Vous avez peut-être été exposée au Covid-19 et nous ne voulons pas que vous contaminiez d'autres personnes’".
Rielle, qui a quitté son emploi au sein d'une organisation caritative dans le secteur des médias en décembre 2020, a vécu la même expérience. Alors que son équipe s'efforçait de s'adapter aux changements causés par le Covid-19, son rôle n'a cessé de s'étendre et les demandes sont devenues difficiles à satisfaire. "La charge de travail démentielle a eu un effet boule de neige pour moi. Mon patron était très impressionné par le fait que nous recevions l'attention de la communauté et il n'arrêtait pas d'exprimer de nouvelles attentes, qui sont devenues déraisonnables. Il a commencé à devenir très impoli pendant les réunions, surtout lorsque ses objectifs n'étaient pas atteints. Cela me causait beaucoup d'anxiété", dit Rielle. "J'avais l'impression de ne pas pouvoir m'échapper du travail ou dire non à des tâches supplémentaires qui me tombaient dessus, parce que je n'avais pas d'excuse. J'étais juste chez moi. Le fait que, à cause de la pandémie et de mon patron toxique, tous mes collègues de travail étaient eux aussi toujours à cran n'a pas aidé. Le télétravail a certainement fait obstacle à développer un lien avec mon équipe, ce qui favorisent également la collaboration".
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Selon Cech, la pandémie a eu un effet "déboussolant" sur la vie de nombreuses personnes, ce qui nous a incité·es ou même obligé·es à faire une pause et à réfléchir aux choses auxquelles nous attachons le plus d'importance dans la société. "D'un côté on nous dit qu'il faut amasser autant d'argent que possible ; accumuler autant de succès économique et de prestige que possible. Mais il y a toutes ces autres perspectives culturelles qui font contrepoids, comme le fait d'aimer son travail même si cela ne rapporte pas autant d'argent, le fameux métier passion" et "donner la priorité au temps passé avec sa famille et ses amis", explique-t-elle. "Nous assistons donc à ce moment où la pandémie a permis à certaines personnes de prendre du recul et de se demander : "Qu'est-ce qui me tient vraiment à cœur ? Qu'est-ce qui est vraiment important pour moi ? Comment puis-je aligner mes décisions là-dessus ?" Mais elle ajoute qu'il est également important de souligner l'énorme obstacle qui se dresse devant tout cela : disposer d'un filet de sécurité financier.
Toutes les personnes avec lesquelles j'ai abordé la question de la démission ont reconnu que le privilège avait joué un rôle énorme dans leur capacité à quitter leur emploi. Certaines avaient un·e partenaire ou d'autres membres de la famille qui pouvaient les soutenir pendant leur congé, tandis que d'autres puisaient dans leurs économies ou dans leur épargne retraite. Même ceux qui ont dû repenser leurs habitudes de dépenses et resserrer leur budget disposaient d'un coussin suffisant pour s'en sortir sans avoir à toucher un salaire régulier. Brisa, qui vient de donner son préavis de deux semaines et prévoit de passer son temps libre à prendre soin d'elle et à s'occuper d'une maladie chronique, explique que l'une des principales raisons pour lesquelles elle a pu arrêter de travailler est qu'elle vit toujours chez ses parents. "Ce privilège de pouvoir quitter mon travail a déclenché tout un tas d'émotions difficiles chez moi," dit-elle. "En même temps, je n'ai pas le privilège de vivre dans un corps sain. Je n'ai pas eu le privilège de travailler dans un endroit qui était prêt à faire les ajustements nécessaires pour moi. Tous ces détails ont pesé dans la balance. En fin de compte, les limites de mon corps et le stress lié à mon travail l'emportaient sur l'expérience que je vivais et sur les autres aspects positifs du travail".
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Si la pandémie a clairement incité de nombreuses personnes à réévaluer leur relation avec le travail pour diverses raisons, beaucoup de ceux qui ont choisi de faire une pause pendant cette période d'incertitude économique s'inquiétaient néanmoins de la réaction des autres quant à leur décision. Olivia a déclaré qu'elle était "absolument terrifiée" à l'idée de révéler à quiconque qu'elle quittait son emploi sans avoir trouvé autre chose. "Après quelques semaines de larmes qui ont finalement abouti à la remise de mon préavis, mon manager a semblé tout à fait sincère et compréhensif, mais il m'a aussi dit que j'aurais du mal à trouver un autre emploi dans la conjoncture actuelle et que j'aurais de la chance de trouver quelque chose qui corresponde à mes compétences", dit-elle. "C'est quelque chose qui m'est resté et qui m'a inquiété. Celà m'a même fait me demander si je prenais bien la bonne décision, mais je savais que je ne voulais pas trouver un autre emploi tout de suite". Si les collègues d'Olivia l'ont soutenue et ont compris pourquoi elle avait décidé de démissionner, il y avait tout de même un changement perceptible dans ses conversations quotidiennes avec eux : on est passé de l'habituel "Tu le prends comment ton café ?" à "Tu as trouvé un autre boulot ?"
"Comme dans notre culture capitaliste, le travail occupe une place prépondérante, il est difficile de ne pas porter de jugement ou de ne pas s'inquiéter sérieusement lorsqu'une personne choisit d'arrêter de travailler, même si c'est temporaire. Cela ne semble tout simplement pas naturel. Selon Cech, cela s'explique en partie par le fait que, pour la plupart des adultes en pleine ascension sociale, il existe un lien étroit entre ce que nous sommes et ce que nous faisons. C'est en partie le résultat de ce que la théorie sociologique appelle le projet réflexif du soi, qui postule que nous, en tant qu'individus, sommes des projets qui doivent être travaillés, peaufinés et améliorés. "L'une des instructions les plus claires qui nous est donnée culturellement pour savoir comment y parvenir est de trouver un emploi qui corresponde à notre sens du moi, de travailler très dur et de gravir les échelons", explique le Dr Cech. "Donc, si nous n'avons pas de carrière ou si nous n'avons pas de travail comme point de repère, peu d'autres choses peuvent combler ce vide". Cependant, lorsque quelqu'un quitte son emploi, qui est considéré comme un instrument de développement personnel, cette personne est souvent libérée de la pression de produire et de se développer constamment. Au lieu de cela, elle peut vivre, tout simplement.
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"J'ai appris à me détendre pour la première fois de ma vie - cela peut sembler être une phrase toute faite, mais c'est LA chose la plus importante que j'ai accomplie dans ma vie", dit Laura à propos du temps qu'elle a passé depuis son départ. "Comme je suis une perfectionniste, je n'ai jamais le sentiment d'en faire assez, je ne fais jamais de pause, je n'ai jamais un moment de répit, et les premiers mois à la maison, je ne savais pas comment m'occuper, je ne tenais pas en place. J'ai lentement appris à changer mon attitude, à faire ce qui me plaît, à lire, à écouter des podcasts, à faire de l'art et d'autres choses qui me tiennent à coeur". Olivia, elle aussi, a commencé à faire ce qui lui plaisait. Elle s'est remise à cuisiner, à fabriquer des objets d'art et elle dort mieux. "Je suis ravie d'avoir enfin du temps pour moi", dit-elle. "Mon bien-être mental est monté en flèche, et je me sens tellement heureuse et libre." Dan partage ce sentiment. "J'aime pouvoir faire une pause et me concentrer sur moi-même et sur ma santé pour la première fois depuis longtemps", dit-il. "C'est agréable de ne pas avoir à porter de vêtements de travail tous les jours, tant physiquement que mentalement". Rielle retrouve les livres de cuisine qu'elle avait achetés dans le passé sans jamais avoir eu l'occasion de les ouvrir. Grace passe des moments privilégiés avec ses parents âgés. "J'aime vraiment pouvoir établir mon propre emploi du temps et planifier les choses selon mes envies", partage-t-elle.
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Avec tous les changements qui sont survenus lors de la crise sanitaire, cette période est considérée comme une sorte de virage culturel. Il est certain que les personnes à qui j'ai parlé - ainsi que beaucoup d'autres - ont vécu des transformations, à des degrés divers, dans leurs relations individuelles avec le travail. Cependant, Cech n'est pas convaincue que cela conduira à un changement durable de notre attitude collective à l'égard du travail. "Cela pourrait provoquer un changement très limité, dans la mesure où ces personnes vont sans doute expliquer aux membres de leur famille ou à leurs amis pourquoi elles ont décidé de quitter la population active, et je pense que cela donnera des occasions de réflexion aux personnes avec lesquelles elles sont en conversation", dit-elle. "Mais je ne sais pas si cela va faire avancer les choses. Je pense que le statu quo est assez profond en ce qui concerne l'identification des gens à leur carrière".
Et, parce que quasiment rien n'est gratuit dans la vie, beaucoup de mes interlocuteur·ices ont mentionné que, même s'ils reçoivent un soutien financier extérieur, le seul aspect du travail qui leur manque, c'est d'avoir une source de revenus régulière. Si ces personnes aiment leur nouvelle liberté, elles s'inquiètent de ne pas être en mesure de couvrir leurs dépenses courantes ou de faire face aux imprévus. C'est la raison pour laquelle ils et elles envisagent tou·tes de reprendre un jour le chemin du travail. Olivia, pour sa part, a récemment accepté un nouveau poste, entièrement à distance. "Je me sens beaucoup plus heureuse que dans mon dernier emploi", partage-t-elle. Dan dit qu'il commencera probablement à chercher un emploi quand il se sentira physiquement et mentalement prêt, probablement dans les prochains mois. Brisa n'est pas pressée de trouver autre chose, et quand elle le fera, elle voudrait que ce soit à temps partiel ou en free-lance. Grace, qui est actuellement en lice pour plusieurs nouveaux postes qu'elle espère obtenir, travaille également en free-lance et en intérim.
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Si aucune de ces personnes n'a décidé d'arrêter définitivement de travailler, leur période d'inactivité, le réexamen de leurs priorités a suscité des changements. Rielle, qui cherche activement un nouvel emploi, est devenue plus exigeante. "Si j'ai appris quelque chose au cours de l'année écoulée, c'est d'être très volontaire dans les prochaines étapes de ma carrière", partage-t-elle. "Je m'efforce vraiment de trouver un emploi qui corresponde à mes objectifs et je suis aussi très prudente quant à la culture d'entreprise de mon prochain employeur. J'ai aussi appris à accepter l'incertitude, qui était très difficile à supporter".
Laura ne prévoit pas de reprendre le travail avant l'automne. Afin de pouvoir travailler moins et vivre plus, elle est prête à restructurer ses actifs, à changer son mode de vie, et même à quitter la ville où elle vit actuellement, qui est très chère. Elle a complètement changé de mentalité depuis sa démission. "Toute ma vie d'adulte, j'ai été complètement terrifiée à l'idée de ne pas avoir de revenus, de ne pas pouvoir joindre les deux bouts, de perdre ce pour quoi j'ai travaillé si dur. Le changement le plus profond à mes yeux est que je sais maintenant qu'il existe d'autres solutions, d'autres possibilités, et que je peux faire des choix autres que les plus évidents", dit-elle. "Je suis enfin convaincue que je peux faire en sorte que tout fonctionne, quoi qu'il arrive, et que l'ancien modèle, qui consistait à travailler de 9 heures à 17 heures, du lundi au vendredi, tout en sacrifiant tout le reste, n'est pas le seul modèle, et ce n'est peut-être même pas le plus sain... J'aurais aimé réévaluer la situation plus tôt".
*Certains noms ont été modifiés
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